mercredi 4 avril 2018

En Fin de Conte... 3/3


C'est avec 4 ans de retard que je vous propose de découvrir la fin de cette mini-trilogie. Beaucoup de choses ont évolué entre temps : le style, les personnages et même la fin prévue initialement. Cette fin est cependant celle que je voulais présentement pour En Fin de Conte : une fin imposée par les personnages.

Print by Medhi
Une Autre Tasse ! 

Les sous-bois étaient frais. Les rayons du soleil se faufilaient entre les branchages dénudés et venaient ponctuellement éclairer le sentier. Une bourrasque de vent ébouriffa la chevelure de Snow. Elle secoua la tête pour dégager ses mèches de devant ses yeux. Red de se moquer gentiment :
- Toi alors ! Tu es coiffée comme un épouvantail !
Snow feignit de bouder. Elle savait que Red ne serait pas dupe, surtout si elle ne se résignait pas à lui lâcher la main. Peu importait. Elle avait renoncé à être crédible. Ce jeu perpétuel s'était installé naturellement entre elles. Elles avaient pris l'habitude de s'envoyer des pics pour marques d'affection et de les recevoir comme des compliments. Cela les réjouissait d'autant plus que ce comportement singulier garantissait à leur relation une certaine discrétion. Non qu'elles eussent honte des sentiments qu'elles nourrissaient l'une envers l'autre, mais parce qu'au contraire ils leur étaient précieux. Elles se plaisaient à cultiver leur secret comme une plante rare. Il n'aurait pas fallu qu'un envieux se mît en tête de la déraciner. La meilleure façon d'éviter cela était encore de la conserver à l’abri des regards.
Snow profitait de chaque instant passé en compagnie de Red. Elle avait la sensation de la connaître depuis toujours et savait qu'elle pouvait tout lui confier. Avec son soutien, les épreuves de la vie devenaient moins pénibles. Snow avait réintégré le lycée et rattrapé son retard. Cependant, depuis que les autres élèves la savaient proche de Red, elle écopait à son tour des regards en coin. Personne ne cherchait jamais à lui démontrer une quelconque sympathie. Même Ashley semblait faire de son mieux pour l'éviter. Loin de la juger ingrate, Snow éprouvait pour elle une sincère compassion : ses espoirs de fuir avec l'âme sœur avaient été de courte durée. Ashley était tombée de haut et Snow avait été le témoin de sa misère, puis de sa désillusion. Il était normal qu'elle ne se sentît plus capable d'affronter son regard.


Red la tira par le bras. Snow la suivit en dehors du sentier, dans les couloirs étroits que traçaient les troncs des arbres. La pellicule de neige qui couvrait le sol s'était amincie avec la venue du mois d'avril. Elle était devenue plus compacte, plus solide. On ne s'y enfonçait plus comme auparavant en y posant le pied. Il fallait cependant faire attention à ne pas glisser sur les plaques de glace qui s'étaient formées à la surface. Les deux jeunes filles atteignirent bientôt une petite clairière, au centre de laquelle se dressait un arbre si imposant qu'il devait être centenaire. Son tronc épais jaillissait du sol et se divisait en deux avant de donner naissance à d'innombrable branchages qui, tendus vers les cieux, n'avaient de cesse d'en cracher de plus frêles ramures, de sorte que les branches s'étalaient pour former au-dessus de leurs têtes un véritable dôme. Snow était trop peu calée en botanique pour déterminer l'espèce à laquelle appartenait ce monument d'écorce.
- C'est un orme, indiqua Red. Cet arbre n'est pas comme les autres. Pas pour moi, en tout cas. Et bientôt plus pour toi...
Snow l'interrogea du regard. Pour seule réponse, Red resserra ses doigts sur ceux de la jeune fille et l'entraîna un peu plus près du tronc.
- C'est ici, ajouta-t-elle avec une vive émotion. Juste sous nos pieds. C'est là que j'ai enterré Queen.
Snow frémit. Elle sentait un courant glacé l'envahir. Elle avait l'impression que ses os se couvraient de givre. Son cœur battait, de plus en plus fort. Les fantômes du passé projetaient les souvenirs dans son esprit, comme des flashs lumineux. Elle revoyait la plaque de verglas. Elle se voyait tomber. Elle pressait la détente. Le coup de feu retentissait. L'écho ne voulait plus s'arrêter. Et puis la neige épaisse se gorgeait du sang de sa victime innocente.
Elle revint à elle en sentant Red lui caresser la main. Alors, elle se mit à fixer le sol intensivement, comme si elle s'attendait à percevoir au travers le visage de Queen. Tant de fois elle avait souhaité revenir en arrière, au moins avoir la chance de lui parler et de lui dire à quel point elle était désolée, que pas un jour ne s'écoulait sans qu'elle regrettât son geste. À présent, même si elle ne pouvait la confronter en face, elle pouvait la sentir, plus proche d'elle que jamais depuis les quatre derniers mois.
Snow se laissa tomber au sol. Elle s'abaissa, jusqu'à coller son front dans la boue froide qu'avait formé la neige en se mêlant à la terre grasse. Ses doigts s'enfoncèrent dans le sol et agrippèrent machinalement des poignées de gravats. Elle ne pouvait plus étreindre la seule mère qu'elle avait connue, mais elle espérait que ce geste d'affection désespéré l'atteindrait, où qu'elle fût.
Les mains de Red vinrent délicatement la saisir par les épaules. Snow releva la tête. La jeune fille aux cheveux rougeoyants s'était accroupie à ses côtés et la considérait avec tendresse.
- Merci, Red.
Cette dernière posa sa main sur la joue de Snow et amena son visage près du sien. Elle déposa un baiser sur ses lèvres. Puis elle lui tînt le bras pour l'aider à se relever.
Elles demeurèrent un moment plantées devant l'arbre, au-dessus de la tombe de Queen. Le regard se perdaient dans le vide, nul n'osait dire mot.
- Elle repose en paix, lâcha finalement Snow, là où personne ne la retrouvera jamais.
Elle marqua une pause, le temps de lever les yeux vers la cime de l'orme.
- Pourquoi ici ? demanda-t-elle.
- Cet arbre, expliqua Red, il me rappelle une histoire que j'ai lue quand j'étais plus jeune. La description qui y est faite, j'ai toujours été persuadée que c'était de cet arbre dont il s'agissait. Il serait doté de pouvoirs particuliers.
- Quel genre de pouvoirs ?
- Je ne sais plus exactement.


De retour à l'appartement, Red se mit en quête de l'histoire qu'elle avait évoquée. Elle retourna tous les tiroirs de son bureau. Au fond du dernier, elle dégotta un vieux manuscrit, chiffonné et mal relié. Snow en avait vu passer des manuscrits, entre les mains de sa belle-mère. Outre sa petite taille et son aspect abîmé, celui-ci ressemblait en tout point aux autres. Red le lui remit.
- C'est ce qui m'a toujours poussée à espérer que tout pouvait s'arranger, dit-elle. J'espère que ça te parlera autant qu'à moi.
Snow prit le manuscrit et le mit de côté sur la table de chevet.
- Je le lirai plus tard. Nous avons déjà pas mal de choses à faire !
Joignant le geste à la parole, elle empoigna deux coins du drap, replié au bout du lit.
Red l'avait réveillée de bonne heure et l'avait conduite en forêt sans aucune explication. Snow l'avait suivie sans chercher à en savoir davantage. Le mystère était resté entier jusqu'à ce qu'elle découvrît la tombe de Queen. Elle avait plusieurs fois interrogé Red par le passé sur ce qu'il était advenu du cadavre, question à laquelle l'adolescente farouche avait toujours obstinément refusé de répondre. Jusqu'alors, elle avait dû penser que Snow n'était pas encore prête. Elle avait patiemment attendue que son deuil se fît pour enfin lui révéler l'emplacement de la sépulture. Snow était heureuse d'avoir pu se recueillir devant la dernière demeure de celle à qui elle avait donné la mort injustement. Elle ne pourrait pas la faire revenir. Pardonnée, elle ne le serait jamais. Néanmoins, elle commençait à aspirer à un avenir et se donnait peu à peu le droit de croire qu'un nouveau départ l'attendait, après l'enchaînement de drames qu'avait jusqu'alors été son existence. Elle était investie d'une énergie nouvelle.
Red, qui était pour beaucoup dans cette métamorphose, saisit les deux autres coins du drap et aida Snow à refaire le lit. Après leur nuit passée dans l'ancienne maison de Queen, Snow avait décidé de reprendre possession de quelques unes de ses affaires. Elle avait notamment suggéré de ramener à l'appartement son canapé dépliable. Ainsi, Red s'était débarrassé de son ancien lit et avait dit adieu au matelas sur lequel elle dormait depuis l'arrivée de Snow. Elles partageaient dorénavant le couchage double qu'offrait le convertible. Et si Snow avait vanté à Rosa l'aspect pratique de ce meuble, elle n'en profitait pas moins pour se blottir contre Red chaque fois qu'une insomnie lui devenait pesante.
Les deux adolescentes menaient un quotidien paisible. Les journées se succédaient en suivant des schémas similaires. Après avoir refait le lit, elles s'installèrent, comme elles en avaient pris l'habitude, sur la table de la cuisine pour faire leurs devoirs. Depuis que Snow avait réintégré le lycée, elles avaient pris l'habitude de s'entraider afin de boucler plus rapidement leur travaux respectifs. Snow expliquait à Red les cours de sciences. Cette dernière lui prêtait main forte pour ses rédactions. Et, soucieuse de leur réussite mutuelle, elles s'efforçaient de rester concentrées jusqu'à avoir tout terminé. Généralement, alors, elles débarrassaient la table et profitait de l'absence de Rosa pour laisser libre cours à leurs étreintes.
Lorsque Rosa n'était pas dans son magasin, elle était à coup sûr au bar de la ville. Il n'était pas rare qu'un voisin arrivât paniqué à la boutique pour ramener la vieille femme titubante ou demander de l'aide à Red pour gérer ses colères quand l'ivresse l'emportait. Snow ne pouvait que constater à quel point cette situation était pesante pour son amante. D'un autre côté, Rosa était la seule véritable famille de cette dernière. Snow s'efforçait d'être là pour soutenir Red. Elle lui prêtait main forte autant qu'elle le pouvait : elle l'aidait à porter sa grand-mère inconsciente dans les escaliers, à l'installer dans son lit et essuyait parfois les larmes qui roulaient sur les joues de la jeune fille lorsque le poids de ses responsabilités se faisait trop lourd à porter. Cependant, Snow ne pouvait pas être présente pour sa bien-aimée autant qu'elle l'aurait souhaité. Red l'avait défendue de l'accompagner lorsqu'elle devait se rendre au bar pour mettre un terme aux emportements de Rosa. Elle préférait gérer ça toute seule, disait-elle, et devant le moins de spectateurs possible.


Ce jour-là, Red était calée contre Snow dans le sofa, la tête posée sur ses genoux, quand la sonnette retentit dans la boutique. Aussitôt, l'expression de Red se fit grave. Elle attendait toujours un second signal pour descendre. Elle n'en demeurait pas moins inquiète. Bientôt, des pas résonnèrent dans l'escalier. Red se décrispa un peu. Apparemment, Rosa était rentrée d'elle-même. En l'entendant arriver, Red se redressa d'un bond. Elle tira sur le bras de Snow pour la forcer à faire de même. Elles se ruèrent immédiatement sur la table et firent mine de débarrasser leurs affaires. Au moins, songeait Snow, lorsque Rosa revenait ivre morte, elles n'avaient pas à mettre en scène de telles parades !
Rosa pénétra dans l'appartement d'une démarche maladroite. Elle peinait visiblement à tenir sur ses jambes et décrivait des courbes indistinctes en se mouvant. L'alcool était, à n'en pas douter, à l'origine de ces chancellements. Red s'empressa de venir soutenir sa grand-mère et la conduisit jusqu'à la porte de sa chambre. Elle soupira :
- Tu ne peux pas t'en empêcher, pas vrai ?
Rosa ne répondit pas. Sans doute se savait-elle incapable d'apporter une justification à son comportement. Elle gagna son lit, sur lequel elle se laissa misérablement tomber. Red claqua le battant de la porte dans un excès de fureur. Snow le regarda se refermer violemment. Red sembla alors se rappeler sa présence et poussa un soupir confus.
- Je suis désolée...
Snow s'avança vers elle et passa tendrement ses bras autour de ses épaules pour la réconforter. Elle aurait voulu lui murmurer quelque chose d’apaisant. Elle ne savait néanmoins plus quels mots auraient été en mesure adoucir ce calvaire quotidien. Au bout de quelques secondes à peine, Red se dégagea avec douceur de son étreinte. Elle s'excusa :
- Je vais aller marcher. J'ai besoin d'être un peu seule...
Snow n'insista pas. C'était dans la nature de Red : elle détestait montrer ses faiblesses et se réfugiait constamment dans l'isolement. Snow l'aimait ainsi. Elle la regarda prendre sa veste et quitter l'appartement sans tenter de la retenir.
Restée seule, l'adolescente se mit à tourner en rond dans le salon. Elle ne pouvait pas s'empêcher de s'inquiéter. À chaque fois que Red sortait seule, elle craignait qu'elle ne fît une mauvaise rencontre. Cette crainte ne se justifiait pas uniquement par la mauvaise opinion que les habitants d'Hartland avaient de Red, opinion qui aurait pu les pousser à s'en prendre à elle. Depuis la Saint-Valentin, elles avaient un nouvel ennemi. Le terrifiant personnage qui avait tenté d'enlever Ashley ne devait pas avoir oublié cet incident. Snow supposait que, dans l'ombre, il préparait sa vengeance. Aussi redoutait-elle le prochain épisode de la malédiction.
Afin de se tirer de ses sombres pensées, elle entreprit de faire les poussières. Elle astiqua les meubles du salon et les innombrables bibelots que Rosa y avait entreposés. Après quoi elle s'affaira à lustrer le parquet. Lorsque Red s'absentait, c'était comme si les secondes s'allongeaient. Snow se démenait pour tuer le temps. Elle nettoyait l'appartement si souvent que cela ne lui prenait guère plus d'une heure à chaque fois. Les tâches ménagères effectuées, l'adolescente se trouvait à nouveau confrontée à la solitude, laquelle laissait bientôt place au manque, puis au doute. Où était Red ? Que faisait-elle ? N'allait-elle pas disparaître, elle aussi, comme tous ceux auxquels la jeune fille s'était attachée jusqu'alors ? Snow secoua vivement la tête pour tenter d'en évacuer les idées noires.
Rongée par l'ennui, elle se mit en tête de faire un gâteau. Ça ferait plaisir à Red, quand elle rentrerait, se plaisait-elle à penser en préparant la pâte. Peut-être que cette attention lui remonterait le moral. Animée par la volonté de satisfaire l'élue de son cœur, Snow s'appliqua à suivre la recette à la lettre. Quelques minutes plus tard, elle enfournait le récipient qui contenait sa préparation. Les yeux rivés sur le minuteur, l'adolescente recommençait déjà à broyer du noir. Quelqu'un dehors en avait après elle, et après Red. Il les traquerait, elle le savait. La malédiction ne prendrait pas fin, pas avant qu'elle n'eût à nouveau confronté son ennemi : ce félin au sourire diabolique dont la vue l'avait terrorisée l'autre nuit.
L'adolescente bascula sa tête en arrière, les paupières closes, et poussa un profond soupir.
- Ressaisis-toi, Snow, murmura-t-elle. Ressaisis-toi !
Elle rouvrit les yeux et se dirigea avec détermination dans la chambre de Red. Il ne fallait pas laisser filer les secondes en se contentant de les dénombrer, songeait-elle. Il valait mieux s'efforcer de les remplir ; les combler au maximum jusqu'à les anéantir ; les rendre si minuscules que le temps filerait comme une flèche.
Snow se jeta à plat vendre sur le lit et se saisit du manuscrit posé sur la table de chevet. Elle se disait qu'il devait s'agir d'une clé, un récit qui éclairerait d'une manière ou d'une autre la personnalité complexe de Red. Aussi se plongea-t-elle du mieux qu'elle put dans sa lecture. Elle laissa s'évaporer le monde autour d'elle. Elle n'était plus la lectrice, mais une spectatrice du premier plan. Et, tandis que la chambre s'évaporait, Snow se retrouva bientôt adossée à la cheminée d'une chaumière obscure. Elle entendait le crépitement des flammes, sentait la chaleur qui émanait de l'âtre. Un berceau trônait au milieu de la pièce. Un couple, penché au-dessus, se réjouissait de la naissance de leurs jumelles. Le père en souleva une en l'air et la fit tournoyer. L'enfant se mit à rire. Edyth, la prénomma-t-il. À côté, la mère prenait dans ses bras l'autre nourrisson qui, plus faiblarde, laissait échapper des plaintes douloureuses. Elle lui donna pour prénom Darena. Sitôt nommée, l'enfant se mit à gesticuler, pleurer à chaudes larmes et pousser des cris déchirants. Un vent glacial balaya la chaumière. Snow frissonna. Toutes les bougies qui éclairaient la demeure s’éteignirent sur le passage du souffle froid. De même, le feu qui crépitait dans l'âtre disparut, comme aspiré hors de l'histoire. Le jour se leva et le soleil éclatant pénétra la chaumière. Le temps s'accélérait, les saisons défilaient, les fillettes grandissaient. Edyth, toujours joyeuse et vive, s'épanouissait. Elle se métamorphosait progressivement en une magnifique jeune femme, admirée de tous les villageois, faisant ainsi la fierté de ses parents. Son orgueil, lui aussi, s'épanouissait à vue d’œil. Pendant ce temps, Darena, restée chétive et pâle, se renfermait sur elle-même. Éclipsée par sa sœur, elle n'avait ni l'égard de sa famille, ni le privilège de pouvoir compter sur quelques amis. Son effacement et sa disgrâce faisait d'elle la cible des moqueries et des mauvais tours des autres enfants. À leur majorité, tandis qu'Edyth se voyait demander en mariage par un riche héritier, Darena offrit maladroitement son cœur à celui qu'elle aimait depuis toujours. Ce dernier feignit de l'accepter pour mieux la rejeter. Ce fut la goutte d'eau de trop dans un vase rempli à ras bord.
Cet ultime rejet poussa la jeune fille à s'enfuir dans les bois, loin de tous ceux qui l'avaient jusque là dénigrée. Elle fit face à la pluie battante, au froid crépusculaire, aux ombres effrayantes qui peuplaient la forêt la nuit. À l'aube, elle parvint, à bout de forces, à une clairière verdoyante au beau milieu de laquelle elle s'écroula. La clairière en question abritait un vieil arbre : le plus imposant et le plus majestueux de toute la forêt. Les racines de ce dernier rampèrent jusqu'à Darena et la soulevèrent pour la porter jusqu'au tronc. À demi inconsciente, elle entrouvrit les yeux et distingua dans l'écorce les discrets traits d'un visage. De la bouche singulière qui s'y découpait, la voix de la Forêt s'adressa à elle. Depuis son plus jeune âge, lorsqu'elle avait posé ses minuscules pieds sur l'herbe humide, lorsqu'elle avait confié ses peines au vent qui balayait les sous-bois, lorsqu'elle s'était à l'ombre d'un arbre pour pleurer, la Forêt avait reconnu en elle un cœur pur et une âme en détresse. À ce titre, elle accorda à Darena l'apparence de ce cœur sans défaut. L'ingrate jeune femme se métamorphosa, au creux de l'arbre, en la plus merveilleuse créature que la Terre eût jamais portée. Elle regagna le village, sous ces traits nouveaux et s'attira la sympathie de tous, ainsi que l'amour du prétendant qui l'avait rejetée.

- Oh, tu as lu ce conte stupide ?
Snow fut tirée de sa lecture dans un sursaut. Red venait de passer la porte de la chambre. Elle la rejoignit sur le lit et prit Snow dans ses bras.
- Je suis désolée de m'être emportée tout à l'heure, s'excusa-t-elle. J'ai pris la fuite alors que tu es la seule personne présente pour moi, la seule devant qui je peux montrer mes émotions et être moi-même. Je me suis mal comportée.
Snow lui rendit son étreinte et passa tendrement la main dans ses cheveux.
- Je ne t'en ai jamais voulu pour ça, Red. Mais maintenant que j'ai lu ça, je ne peux pas m'empêcher de faire la comparaison.
- Quelle comparaison ?
- Cette histoire n'est pas mal écrite. Les mots ne sonnent pas faux. Elle est même plutôt absorbante, je dois avouer. Et pourtant, je ne saisis pas le sens de tout ça. Tout ce qu'il m'en reste, à la fin, c'est une vague incompréhension. Je croyais que ce manuscrit m'aiderait à mieux te comprendre. Au lieu de ça je réalise juste à quel point tout m'est indéchiffrable.
- Cette fille, Darena, elle trouve refuge dans la forêt après avoir été rejetée de tous. La Forêt voit en elle, elle l'accepte telle qu'elle est. Mais elle se contente d'accepter son cadeau et fait demi-tour pour vivre dans un mensonge. Je ne peux pas m'empêcher de me demander pourquoi elle est retournée dans ce village. Qu'est-ce qu'elle a besoin de se prouver ? Qu'est-ce qu'elle veut réellement ? Qu'est-ce que tu veux, toi, Red ? J'ai appris à lire en toi quand tu te braques, à voir au-delà du regard des autres. Et pourtant tu continues à te réfugier dans les apparences en essayant de me cacher tes peines.
Red se redressa et la considéra un instant avec gravité. Doucement, elle lui ôta le manuscrit des mains et se mit à le feuilleter.
- Pour tout avouer, ça fait longtemps que je ne l'ai plus relu, lâcha-t-elle. Je ne sais même plus exactement de quoi il retourne. Quand je suis arrivée ici, étant petite, je n'arrivais pas à m'intégrer. J'errais souvent toute seule dans les rues, quand je n'avais rien à faire. Belle l'a remarqué et m'a prêté ce manuscrit. Tout de suite, je me suis identifiée au personnage de Darena. Je me suis mise à remuer la forêt, à la recherche de l'arbre magique qui montrerait ma véritable nature. Je voulais que tout le monde m'apprécie. J'ai fini par trouver l'arbre. Aucune voix ne s'est adressé à moi. Aucun sortilège. Aucune métamorphose. Je suis restée la fille insignifiante que j'avais toujours été. J'ai supposé que c'était ce que j'étais au fond. J'ai fini par oublier cette vieille histoire. Tu sais tout ce qui s'est passé ensuite : la mort de Byron, mon séjour en prison, mon retour peu triomphal. Ton arrivée en ville n'a pas changé la donne. Je sentais que tu me méprisais autant que les autres. Et puis, par hasard, je me suis trouvée sur la scène de ton crime. En prenant la responsabilité du cadavre de Queen, je savais que je deviendrais spéciale d'une manière ou d'une autre. Tu pouvais te reposer sur moi ou me craindre. Dans les deux cas, tu ne me serais plus jamais indifférente. J'ai accepté d'être une criminelle pour te couvrir, ce jour-là. J'ai décidé que ce serait ça, mon vrai visage. Je me suis rappelé de cet arbre et j'ai décidé d'en faire le tombeau de Queen. Personne ne s'aventure jamais aussi loin dans la forêt.
- Alors, c'était dans ton intérêt de me couvrir ?
- Je ne te l'ai jamais caché. J'avais besoin d'une alliée. Coup de bol, tu avais aussi besoin de mon aide ! J'ai toujours senti quelque chose de spécial en toi. Je n'avais juste vraiment pas prévu de m'attacher à ce point. J'ai trouvé bien plus qu'une alliée en toi.
- J'ai marché jusqu'à l'orme, cet après-midi encore. J'ai repensé au manuscrit que je t'avais demandé de lire. Et là, je me suis rendue compte que je n'avais rien de commun avec Darena. Aujourd'hui, j'ai réalisé que tu étais ma Forêt : celle qui voit à travers moi, pour qui mon âme et mise à nue et dans les bras de qui je veux me réfugier. Si j'étais Darena, je ne retournerais jamais dans ce foutu village. Je resterais là où on m'aime pour ce que je suis.
Snow baissa la tête. Soudainement, elle eut une idée de ce qui poussait Red à dissimuler ses larmes.
- Snow, est-ce que tu pleures ?
La question était superflue. Il suffisait de regarder son visage pour s'en rendre compte. Snow s'en voulait d'être aussi émotive. Pour une fois que Red accepter de dévoiler ses sentiments, il fallait que ça la fasse fondre en larmes ! Ne sachant quoi répondre, Snow jeta ses lèvres contre les siennes. Elle se décolla du visage de Red en remarquant que cette dernière affichait un air suspicieux.
- Qu'est-ce que tu as ? s'inquiéta Snow. Je t'ai mordue ?
- Non, ce n'est pas ça. J'ai l'impression que ça sent le brûlé.
Snow se mordit les lèvres. Elle jura intérieurement. Elle avait complètement oublié son gâteau !


Ce soir-là, au dessert, il régnait un calme plat. Rosa n'étant pas encore sur pied à l'heure de dîner, Snow avait résolu de prendre en mains la préparation du repas en s'attaquant aux boîtes de conserve depuis trop longtemps empilée dans le placard de la cuisine. Red et elle venaient à peine de débarrasser leurs assiettes quand la porte de la chambre de Rosa s'ouvrit. La vieille femme, à demi comateuse, les rejoignit à table tandis que Snow découpait le gâteau. L'adolescente guettait la réaction de la grand-mère et de la petite-fille lorsqu'elles en prirent une bouchée. Leurs expressions demeurait indéchiffrables.
- Je suis vraiment désolée, confessa Snow gêne. Il est trop cuit.
Rosa haussa les épaules.
- Ça arrive à tout le monde, va, de mal gérer une cuisson ! Au moins, tu sais faire quelque chose en cuisine, toi. C'est pas comme Red !
L'intéressée fusilla sa grand-mère du regard. La tension montait dans la pièce. Snow serrait les dents en espérant ne pas devoir assister à une nouvelle dispute. Les conversation entre Red et Rosa prenaient rarement un tournant explosif. Mais, quand cela arrivait, elles ne faisaient jamais dans la demi-mesure. Snow retenait son souffle, en attendant de voir de quelle manière Red allait riposter. Contre toute attente, elle se tourna vers Snow, lui adressa un sourire et s'exclama :
- C'est super bon, vraiment !
Snow fronça les sourcils. Pas de doute, c'était sincère. Elle esquissa un sourire embarrassé, en essayant de ne pas montrer à quel point elle ce compliment la flattait. Red termina sa part de gâteau en quelques bouchées sous le regard effaré de sa grand-mère. On aurait dit qu'elle n'avait pas mangé depuis trois jours ! Elle repoussa son assiette vide vers le centre de la table d'un air réjoui.
- Red, lança Rosa, on n'a plus d'aspirine. Tu pourrais passer à l'épicerie m'en chercher ?
- Maintenant ?
- Eh bien oui, maintenant. Pas la semaine prochaine !
Red repoussa sa chaise en grommelant. Snow était sur le point de lui emboîter le pas quand Rosa lui fit signe de ne pas bouger. Elle se rassit et regarda Red prendre la porte sans broncher. Quand elles furent seules, Rosa décréta :
- Il faut qu'on se parle franchement. Tu es d'accord, Snow ?
L'adolescente hocha la tête. Elle ne savait pas à quoi s'attendre. Rosa parut satisfaite de cette réponse. Elle dit alors :
- Il est vraiment bon, ce gâteau. Il n'y a que la cuisson, vraiment. Autrement, ça serait parfait.
- Merci...
Ce n'était que ça, alors ? La vieille dame se resservit une part de gâteau et soupira.
- Je suis une vieille conne, n'est-ce pas ?
Snow fit de gros yeux. Rosa devait encore légèrement souffrir de sa gueule de bois.
- Vous êtes un peu dure avec vous-même, répondit-elle.
- Tu as promis d'être franche. Je vois bien que je fais n'importe quoi. Je suis un vrai fardeau pour Red. Ça devrait être à moi de la protéger, pas à elle d'assister une vieille ivrogne. Qu'est-ce que tu en penses ?
Snow avait promis d'être sincère. Elle décida de s'en tenir à cette parole.
- Je crois que vous êtes une femme au bout du rouleau. Red s'imagine qu'elle peut encore faire quelque chose pour vous. Vous, vous pensez qu'il est bien trop tard. Moi, j'aimerais bien vous voir remonter la pente. Mais est-ce que vous en êtes encore capable ? Vous êtes sa seule famille. Je sais que Red vous aime énormément. Mais, oui, pour être franche, vous êtes une charge trop lourde pour elle.
- Les années passent vite, Snow. Elle sera bientôt en âge de voler de ses propres ailes. Elle le fait déjà sans en avoir conscience. Quand ce jour sera venu, je veux que tu l'empêches de rester ici à m'entretenir. Empêche-la de moisir dans ce trou, compris ?
- Je ferais ce que je peux, Rosa.
- Snow, dis-moi, tu aimes Red, pas vrai ?
Snow se raidit. Celle-là, elle ne l'avait pas vue venir ! Elle se sentait complètement prise au dépourvu. Elle répéta d'une voix hésitante :
- Si je l'aime...
- Oui, je veux dire, vraiment, pas comme une simple amie.
Snow déglutit. Il aurait été vain d'essayer de mentir. Si Rosa posait la question avec tant d'insistance, elle avait forcément déjà une idée bien précise de la réponse.
- Oui, confirma Snow. Je suis amoureuse d'elle. Je comprendrai que ça pisse vous déranger. Je comprendrai si vous ne voulez pas que je vive sous votre toit. Sachez seulement que je n'ai pas l'intention d laisser tomber Red.
- C'est tout ce que je voulais entendre.
Rosa porta un autre morceau de gâteau à sa bouche, le mâcha et l'avala, sans cesser de fixer l'adolescente. Snow soutenait son regard, impassible. Elle ne voulait pas être faible, pas s'il s'agissait de Red.
- J'ai vu la façon dont elle te regarde, ajouta Rosa. J'ai vu comme elle s'est épanouie depuis ton arrivée ici. Je ne peux que m'en réjouir. Red essaye toujours de prendre sur elle et de paraître forte, mais elle ne l'est pas autant qu'elle le prétend. Je suis rassurée qu'elle ait rencontré quelqu'un comme toi, quelqu'un qui l'épaule et lui montre qu'elle a le droit de vivre, elle aussi. Snow, je veux que tu me promettes de prendre soin d'elle.
- Je vous le promets, Rosa.
Elle n'avait pas hésité une seule seconde. À cet instant, Snow savait parfaitement ce qu'elle voulait. Elle avait fait cette promesse à Rosa, autant qu'à elle-même. Elle protégerait Red, au péril de sa propre vie. Rosa ignorait sans doute quelle menace planait sur elles. Si Snow voulait offrir un avenir à Red, il lui faudrait d'abord confronter ses peurs et mettre un terme à la malédiction.


Le lendemain matin, Snow se leva aux aurores. Elle laissa une note à l'intention de Red sur son oreiller, dans laquelle elle lui donnait rendez-vous plus tard, au lycée. Red était toujours réveillée tôt. Être debout avant elle relevait d'un exploit pour Snow, d'ordinaire peu matinale. C'était simple, d'ailleurs : pour y parvenir, elle n'avait pas fermé l’œil de la nuit ! Elle était restée alerte, à guetter la venue de l'aube.
Il était temps, à présent. Depuis sa conversation avec Rosa, la veille, Snow se sentait investie de nouvelles responsabilités. Plus encore, elle se sentait redevable envers Red. Cette dernière avait couvert le meurtre de Queen. C'était au tour de Snow de lui rendre la pareille en la protégeant de la malédiction.
La jeune fille enfila ses vêtements en silence, se munit de son sac de cours, avala un en-cas rapide et quitta l'appartement. Pour commencer, Snow avait bien l'intention de remonter à la source. Chacun pouvait lui trouver toutes les excuses qu'il voulait, selon elle, Alice trempait dans cette affaire. Elle y baignait même certainement jusqu'à en être complètement imbibée. Ce fut donc avec la ferme intention de lui tirer les vers du nez que Snow se rendit jusqu'à l'impasse où elle avait vécu avec Queen.
Snow fut accueillie par Lorina Marvell, la mère d'Alice, qui l'invita à rentrer.
- Alice est sous la douche, indiqua-t-elle à Snow.
Lorina ne semblait pas étonnée de cette visite matinale. Naturellement, elle convia Snow à prendre place à la table du petit-déjeuner, où Charles Marvell, son époux, était déjà installé. Ils proposèrent à Snow de manger quelque chose. Elle déclina poliment. Tandis que le couple entamait le premier café de la journée, Snow ne put s'empêcher de les observer. Lorina et Charles étaient des gens simples qui lui inspiraient une sympathie immédiate. Comment avaient-ils pu engendrer un monstre tel qu'Alice ? Malgré tout, la ressemblance physique entre Alice et sa mère rendait leur parenté indubitable. Les traits de la petite étaient nettement plus éloignés de ceux de son père : un homme fort et joufflu aux allures de bon vivant. Les mystères de la génétique avaient des conséquences stupéfiantes, songea Snow.
- C'est bien que tu sois venue, dit Lorina en se tournant vers l'adolescente. Alice était très contrariée suite à votre dispute. Je lui avais bien dit que tu réaliserais combien tes reproches étaient hâtifs et infondés, et que tu reviendrais faire la paix.
En réponse à de telles paroles, Snow ne put qu'esquisser un sourire maladroit. Lorina ne voyait pas le mal qui germait en sa fille. Elle ne s'inquiétait pas de ses prétendues prémonitions. Snow n'était pas en mesure de lui ouvrir les yeux.
Elle était assise là depuis près de dix minutes lorsqu'Alice dévala l'escalier, parfaitement apprêtée.
- Le chauffe-eau est encore tombé en panne, grogna-t-elle.
- Je vais appeler le propriétaire, l'assura calmement Charles. Il nous enverra un dépanneur.
Alice prit place à table, visiblement aigrie par sa douche froide. Elle nota alors la présence de Snow.
- Tu es venue me voir ? s'étonna-t-elle.
Snow s'efforça de lui adresser le sourire le plus amical qu'elle parvînt à feindre et lança :
- Allons au lycée ensemble, comme avant !
Visiblement ravie par cette proposition, Alice dévora son petit-déjeuner avec une mine réjouie. Le souvenir de son réveil difficile venait d'être balayé en quelques secondes. Dans l'entrée, Charles avait empoigné le combiné du téléphone.
- Vous n'êtes pas propriétaire ? demanda Snow, intriguée.
- Non, presque personne en ville ne l'est.
Snow se souvint de Byron Wolf. Il avait racheté toute la ville, avait un jour mentionné Red. Maintenant que ce sale type dormait à six pieds sous terre, à qui tout cela appartenait-il ?
- C'est qui, alors, celui qui est assez riche pour louer à tout le monde ?
Charles haussa les épaules. Il ne le savait pas. Personne ne le savait. C'était un bon gars, disait-on, parce qu'il répondait toujours au téléphone et envoyait quelqu'un sur le champ au moindre soucis. Personne ne l'avait vu ; il était de Bismarck. Mais tout le monde le disait, il n'y avait pas de meilleur propriétaire.
Le téléphone, songea Snow avec mélancolie, c'était la seule chose qui reliait encore Hartland au reste du monde durant cet hiver interminable. Pourtant aucun de ses amis de Williston n'avait tenté de la joindre ici. Tous l'avaient oubliée. Bientôt, on les oublierait tous. Les habitants d'Hartland seraient engloutis par la malédiction et personne ne se souviendrait d'eux. Personne même ne remarquerait leur perte.
- Bonne journée, les filles ! claironna Lorina Marvell en remettant à Alice le sac en papier qui contenait sa collation quotidienne.
On aurait vraiment dit une fillette, de dix ans à peine. Elle en avait bien quinze et c'était un démon, un diable qui jubilait derrière des traits innocents.


Alice et Snow faisaient route en direction du lycée d'Hartland. Nulle ne disait mot. Snow fixait le sol. Sa détermination se noyait dans ses doutes. Elle ne savait pas comment engager la conversation.
Alice souriait, les dents très légèrement découvertes, d'une façon absolument malsaine.
Elle traversèrent l'avenue principale. La population d'Hartland s'affairait à préparer l'événement de la semaine : le dimanche de Pâques. Une autre fête ! Snow n'en doutait pas, cette satanée malédiction allait encore frapper. Elle laissa vagabonder son regard le long des tables, sous le chapiteau. Des bénévoles décoraient des œufs pour la grande chasse qui serait organisée le week-end suivant. Deux jours. Le temps était compté. Il lui restait deux jours pour agir. Pâques lui semblait dorénavant être la plus dangereuses des machinations, bien loin du temps où Queen et elle confectionnaient ensemble leurs chapeaux, dans l'appartement de Williston.
- Dis, Snow, lança Alice, tu as déjà cherché les œufs de Pâques ?
- Oui, quand j'étais petite.
- Je participe à la chasse tous les ans. Avec ma taille, les organisateurs n'y voient que du feu !
- Petite garce...
Alice tourna la tête vers elle. Son sourire avait disparu.
- Pardon ?
La voix de la petite était sèche, chargée de reproches. Quelle ironie ! C'était bien à Snow d'avoir de la rancune. C'était de la faute d'Alice. La mort de Queen, le meurtre de Byron, … Tout était la faute d'Alice !
- Tu es une garce ! Tu n'es qu'un monstre !
Snow n'eut pas le temps de se rendre compte qu'elle était en train d'exploser. Déjà, la colère l'emportait :
- Tu sais qui se cache derrière tout ça ! Le Chat, tu sais qui il est ! Dis-le moi !
Alice demeura bouche béé. Étonnement, elle semblait s'être apaisée.
- Tu as vu le Chat ? demanda-t-elle avec un calme déroutant. Celui qui me visite dans mes rêves ? Celui qui rapporte l'avenir ?
- Ce n'est pas un rêve, Alice. Je l'ai vu ! Je l'ai vu comme je te vois ! Je sais que tu es en contact avec lui. Je veux des réponses.
Elles avaient arrêté de marcher. Alice levait sur Snow des yeux plein d'incompréhension. Elle finit par lâcher avec dédain :
- Ce sont des rêves. Des prémonitions. Je ne suis en contact avec personne. Comment veux-tu ?
- Je ne sais pas... Plus rien ne semble cohérent. Ni tes visions, ni le reste.
- Je ne fais que rapporter ce que les rêves me dévoilent, Snow. Tu n'as pas pu voir le Chat.
L'adolescente saisit sa tête entre ses mains. Alice paraissait être de bonne foi. Pourtant, elle avait vu ce félin. Elle avait vu cet être horrifique le jour où Ashley avait manqué d'être enlevée.
- Alors c'est le Diable lui-même, conclut-elle. C'est le Diable qui te visite dans ton sommeil. Et tu es un démon ! Alice, tu es un monstre ! Tu es...
Les mots refusèrent de sortir de la bouche de Snow. Une étreinte s'était refermée autour de sa taille. Alice était collée contre elle, le visage enfoui dans sa poitrine.
- Je suis ton amie, Snow, murmura-t-elle dans un sanglot.
La jeune fille demeura immobile. Elle ne savait plus quoi penser, ni à qui s'en prendre. Elle finit par passer une main dans les cheveux d'Alice afin de lui relever la tête. Elle la regarda droit dans les yeux.
- Si tu es mon amie, si tu n'es pas un monstre et si tu veux retrouver ma confiance, alors il faut que tu m'aides. Je veux que tu me racontes encore chaque catastrophe survenue depuis l'apparition de tes rêves. Je vais trouver le lien entre elles et lever le voile sur cette malédiction !
Alice fit un pas en arrière.
- Tu ne trouveras rien, affirma-t-elle.
Elle avait retrouvé ce ton sec.
- Tu ne trouveras rien parce qu'il n'y a pas de lien. C'est le destin seul qui œuvre. L'accepter ou le changer, il n'y a pas d'autre option. C'est aussi clair que ça. Il n'y a aucun voile à lever.
- Si tu crois vraiment en ce que tu dis, objecta Snow, tu ne verras aucun inconvénient à ce que je tente d'élucider ce mystère. Si tu es persuadée que je ne trouverai rien, laisse-moi constater par moi-même que je fais fausse route.
Alice lui tendit la main avec sérieux. Snow la lui serra fermement.
- Après les cours, dit la petite, tu viendras prendre le thé.


Snow déboula dans la classe avec un quart d'heure de retard. Sa conversation avec Alice avait été plus longue que prévu. Elle avait encore perdu du temps en allant chercher un billet de retard. Elle remit celui-ci au professeur sans se donner la peine de fournir des explications et gagna sa place au fond de la salle, à côté de Red.
- Snow, où est-ce que tu étais ? l'interrogea cette dernière.
Ne pas l'impliquer. Elle ne devait pas l'impliquer.
- Je suis allée marcher. J'étais réveillée tôt.
Elle détestait être malhonnête envers la personne qui comptait le plus à ses yeux. Mais elle devait la protéger ; elle le faisait pour son bien. En soi, ce n'était même pas un mensonge. Elle faisait juste en sorte de ne pas énoncer la vérité dans sa totalité.
- Quelque chose te préoccupes ? s'inquiéta Red.
Elle la connaissait trop bien. Elle voyait à travers elle comme dans une flaque d'eau claire depuis le premier jour. Snow ne parviendrait jamais à lui cacher ses intentions.
- Non, répondit-elle, pas vraiment.
- C'est à propos de Queen ? Tu sais que je suis là si tu as besoin de parler.
Snow posa sa main sur celle de Red.
- Je vais bien, ne t'en fais pas.
Jusque là, elle s'en tirait bien. Une question de plus, elle en avait conscience, pourrait tout mettre en péril. C'est alors qu'elle remarqua les coups d’œil agacés que le professeur jetait de plus en plus régulièrement de leur côté. Si elle avait cru un jour être heureuse, soulagée même, de se faire prendre en train de bavarder en classe ! Elle donna un coup de coude complice à Red.
- Il nous observe, chuchota-t-elle. On ferait mieux de se taire.
Red ne revint pas sur le sujet durant le reste de la journée. Elle tentait de respecter son silence, supposa Snow, comme elle-même l'avait fait jusqu'à présent. Cependant, quand les cours touchèrent à leur fin et qu'il fut temps de rentrer, Snow se vit contrainte de trouver une parade.
- J'ai une course à faire, prétexta-t-elle.
Red demanda à l'accompagner mais n'insista pas face à son refus. Snow ne put empêcher une part d'elle-même de s'en sentir vexée. Elle s'enfonçait dans le mensonge, elle le sentait, comme dans des sables mouvants.


Snow prit la direction de l'épicerie et bifurqua à la dernière minute, dès que Red fut hors de son champ de vision. Ses bottes s'enlisaient dans le sol. Elle pataugeait dans la boue. La neige fondait de jour en jour. Seulement, des tas de glace brunâtres et pâteux encombraient toujours les trottoirs de la ville. À la fin du mois de mars, l'hiver refusait obstinément de laisser place au printemps.
Elle sonna à la porte de son ancienne voisine. Elle fut accueillie, aussi chaleureusement que le matin même, par Lorina Marvell, qui la pria de rejoindre Alice dans sa chambre. Lorsqu'elle passa la porte, Snow trouva la petite installée devant la table qu'elle avait dressée pour le thé, droite sur sa chaise, entre l'ours borgne et les poupées livides. Elle s'installa à sa place habituelle et empoigna la tasse que lui tendait son hôte.
- Je veux des noms, déclara-t-elle après une première gorgée.
Alice plongea sa main dans une boîte remplie de pâtes de fruits et en fourra deux dans sa bouche. Elle les mastiqua d'un air songeur.
- Par où commence-t-on ? demanda-t-elle.
- Le commencement. Ton premier rêve.
Alice replongea dans son intense réflexion. Elle paraissait quasiment en transe.
- Le mariage de Belle et d'Erwan, dit-elle. Ils sortaient ensemble depuis quelques mois, mais personne ne pensait que ça allait durer. Ils n'avaient rien à faire ensemble. Tout le monde le pense toujours, les amis de Belle comme les admiratrices jalouses d'Erwan.
- Et dans quel camp se situent tes parents ?
- Tu veux le savoir ?
La petite fourra une autre friandise dans sa bouche avant d'avouer d'un ton hargneux :
- Je crois que ma mère aurait voulu être à la place de Belle, jusqu'à ce qu'elle voie comment Erwan la traitait. Ce sont des amis d'enfance.
Snow reposa sa tasse vide devant elle. L'ours en peluche n'arrêtait pas de la dévisager.
- Une autre tasse ?
Quand elle parlait de thé, Alice dévoilait toujours son plus joli sourire Snow poussa sa tasse vers le centre de la table en signe d'acquiescement. Alice pencha délicatement la théière au-dessus pour la resservir.
- Catastrophe suivante, la pressa Snow.
- La mort des parents d'Ashley. Personne ne sait où ils se rendaient par ce temps, ce jour-là. Par ce temps... Ils ne pouvaient pas éviter l'accident ; la route était impraticable. Qu'est-ce qui vaudrait la peine de risquer sa vie de la sorte, Snow ?
Snow déglutit sa gorgée de thé. Alice paraissait sincèrement attristée par cet accident. Ses mains étaient crispées sur sa tasse encore pleine, ses lèvres tremblantes demeuraient entrouvertes tandis qu'une larme timide luisait au coin de son œil. Snow voyait cette peine véritable. Mais ça ne lui apportait guère davantage de réponses.
- Peut-être qu'Ashley le sait, hasarda-t-elle.
- Peut-être...
Pour faire bonne figure, Snow enfonça une pâte de fruit dans sa bouche. Elle était trop sucrée. Elle collait à son palais et diffusait sur sa langue son arôme écœurant.
- L'hiver suivant, enchaîna Alice, la jeune Aurore Castle a été retrouvée inconsciente chez elle. Les médecins attestent qu'elle est en vie, mais elle n'a pas cligné des paupières depuis. Elle est restée sur son lit d'hôpital, complètement immobile, les yeux grand ouverts. Ça fait quelque chose ! Ses parents sont les principaux suspects d'un empoisonnement potentiel. Ils sont en procès, je crois. Ça fait cinq ans que ça dure. D'un autre côté, l'audience est suspendue tout l'hiver : impossible pour eux de se rendre à Bismarck.
Snow hocha la tête d'un air grave. Toutes ces familles déchirées ! Elle ne parvenait néanmoins pas à établir de lien logique entre ces événements.
- L'année suivante ? insista-t-elle.
- On a découvert Phyteuma pendue par les cheveux aux barreaux de sa fenêtre. Elle avait une tignasse impressionnante ! Tout le monde était en admiration devant la longueur et l'épaisseur de ses cheveux ! Personne n'avait pensé qu'on pouvait en faire une arme de choix.
Snow aspira une gorgée de thé. Le breuvage avait refroidi. Elle avait du mal à digérer ces histoires. Plus elle en apprenait, plus elle avait l'impression de ressentir la pression du piège qui se refermait autour de la petite ville d'Hartland.
- Tu veux encore un peu de...
Alice fut interrompue par le son rauque du coucou. Snow se retourna vers le cadrant de l'horloge. Cinq heures venaient de sonner.
- Déjà...
La jeune fille reposa sa tasse et se leva.
- Il est tard, je dois me sauver. On poursuivra cette conversation un autre jour.
Sur ces mots, Snow prit congés d'Alice.


Les jours rallongeaient à vue d’œil. L'après-midi touchait à sa fin et Snow voyait encore à plus de trois pas devant elle, alors que les lumières des lampadaires ne s'étaient pas encore allumées. L'hiver ne durerait pas éternellement, se plut-elle à penser.
Elle rentrait d'un bon pas quand un détail lui revint à l'esprit. Elle était supposée faire une course. Elle pressa le pas en espérant avoir le temps de passer au magasin. Elle arriva à l'épicerie en courant et s'élança dans les rayons en quête d'un produit à acheter.Son choix s'arrêta finalement sur un gros tube de colle forte. L'achat le plus adapté à la situation ! Elle se dirigea vers la caisse. À sa grande surprise, elle constata que le magasin était désert. Il n'y avait personne d'autre que Belle, derrière son comptoir, le nez plongé dans un livre. Snow pencha la tête par-dessus l'ouvrage.
- Qu'est-ce que c'est ?
Belle se redressa dans un léger sursaut.
- Oh, Snow. Tu m'as fait peur.
Elle referma son livre en prenant soin de marquer la page d'une corne.
- C'est juste un roman à l'eau de rose. Rien de plus. Il faut bien occuper les journées, quand on a peu de clients.
- Je vois.
Snow déposa son tube de colle sur le comptoir.
- Ça fera sept dollars, jeune fille.
Elle commença à fouiller dans son porte-monnaie.
- En parlant de bouquin, se risqua l'adolescente, vous vous souvenez du manuscrit que vous avez donné à Red, quand elle était petite ?
- Oui, je m'en souviens bien. Pourquoi ?
- Pourquoi vous avez voulu qu'elle lise ça ?
- Ça a été écrit par l'un de mes amis. C'était quelqu'un d'effacé, comme Red. Il avait du mal à s'intégrer. Elle m'a rappelé ce garçon. Je me suis dit que ça lui parlerait sûrement.
- Quel garçon ? C'était qui, au juste, votre ami ?
- Il n'est plus en ville.
- C'est le type de la photo ? La photo qu'Erwan a déchirée l'autre fois ?
- Ne parle pas si fort. Comment tu peux te souvenir de ce détail ?
- Quand une question demeure sans réponse, souvent, on ne peut plus se la sortir de la tête. C'était qui, alors, sur cette photo ?
- Ça fera sept dollars, s'il te plaît.
Snow tendit la monnaie qu'elle avait préparée.
- C'était qui, ce garçon ? insista-t-elle.
- Andrea, céda Belle, le frère d'Erwan. Il était mon amour de jeunesse, jusqu'à ce qu'il s’évanouisse complètement dans la nature. Ça fait plus de quinze ans qu'il a disparu. Il doit être mort à l'heure qu'il est. Un tas de gens disparaissent, ici. Personne n'est jamais retrouvé. Je ne dis pas ça pour te miner, Snow, mais je ne m'attends pas à ce que Queen refasse surface. Plus maintenant.
- Je sais, merci d'avoir été franche.
L'adolescente empoigna son tube de colle et sourit à la vendeuse.
- Bonne fin de journée, Belle.
- À toi aussi.


Moins de dix minutes plus tard, elle passait la porte de l'appartement.
- Où tu étais passée ?
Red se tenait assise dans le canapé, les jambes et les bras croisés. Elle fixait Snow avec insistance, fronçant les sourcils. Elle attendait une réponse claire. Snow n'avait pas droit à l'erreur.
- À l'épicerie, répondit Snow. J'avais besoin de colle.
Elle brandit le tube qu'elle venait d'acquérir en gage de sa bonne foi.
- Et tu comptes me faire croire que tu as mis plus d'une heure pour acheter ça ?
Red ne lui avait jamais adressé la parole aussi froidement. Elle était en colère. Très en colère.
- J'ai discuté avec Belle, ajouta Snow. Celui qui a écrit l'histoire de Darena, c'est l'homme de la photo qu'Erwan a déchirée l'autre jour. Belle était amoureuse de lui. Le frère d'Erwan, je veux dire. Lui aussi a disparu.
- Je vois. Ça n'explique pas que tu sois partie aussi longtemps.
Snow baissa les yeux. Elle ne pouvait pas lui révéler toute la vérité. Elle aurait voulu, pourtant. Mais s'il arrivait malheur à Red, elle ne se le pardonnerait jamais. Elle ne pouvait pas prendre le risque. Pas après avoir fait cette promesse, à Rosa, et à elle-même. Elle releva la tête et posa les yeux sur Red.
- J'avais peur que tu trouves ça stupide, improvisa-t-elle.
- Quoi donc ?
- C'est un truc que je faisais avec Queen, avant. On fabriquait des chapeaux, à Pâques. C'est pour ça, la colle. Je me sens nostalgique, tu vois. Je voulais aller les aider, sous le chapiteau. Finalement je n'ai pas pu. Je n'ai pas osé. Je voulais juste participer, tu comprends ?
Red sembla s'adoucir.
- C'était stupide, en effet. C'était stupide de chercher à me cacher ça. C'est pour ça que tu n'étais pas dans ton assiette ce matin ?
Snow hocha la tête. Au fond d'elle-même, elle était horrifiée de se découvrir aussi bonne menteuse.
- Je vois. Dans ce cas, je pense que tu devrais aller les aider. Grand-mère se fera une joie de te prêter du matériel, si tu en as besoin.


Et en effet, Rosa prêta à Snow tout ce dont elle prétexta avoir besoin dans sa boutique. En retournant les placards à la recherche de matériel de bricolage, Snow remarqua la présence d'une trappe, large comme une porte, découpée dans le plancher du magasin.
- Qu'est-ce que c'est que cette porte ? demanda-t-elle
- Oh, ça, expliqua Rosa, c'est la porte de l'abri. Tu vois, Snow, Hartland a été bâtie dans une plaine, en plein vent, et on raconte que pendant les premiers temps, la ville était ravagée presque chaque année par une tornade. Les bâtiments tenaient plus ou moins le coup, mais les pertes humaines étaient sacrément élevées. Et puis, un jour, des mineurs ont eu l'idée de creuser un réseau de galeries qui relieraient toutes les maisons de la ville à un gigantesque abri souterrain.
- Il existe encore, cet abri ? Vous vous en êtes déjà servie ?
- Non. Quand j'avais ton âge déjà, on ne se servait plus de l'abri. Il n'était pas entretenu et les gens préféraient se barricader chez eux que risquer de rester ensevelis là-dessous. C'est à peu près à cette époque-là qu'un groupe d'enfants s'est retrouvé pris dans un éboulement souterrain. Du coup, les autorités de la ville ont décidé de bloquer tous les accès aux galeries. Il doit y avoir un cadenas très costaud, de l'autre côté de cette porte. Va savoir, il n'y a peut-être même plus de tunnel de toute façon !
Le regard de Snow refusa un instant de lâcher la trappe. Elle aurait juré entendre un faible courant d'air par-delà le battant.


Le lendemain matin, Snow se retrouva sous le chapiteau, à confectionner des chapeaux en carton avec les enfants d'Hartland. Les adultes autour d'elle louaient son caractère volontaire et sa patience. Elle essayait d'accepter ces compliments. Après tout, avoir à sa charge une malédiction, ce n'était pas non plus facile tous les jours !
Un couple s'avança dans sa direction. L'homme et la femme devaient avoir la trentaine et étaient accompagnés d'un enfant au faciès asiatique, installé dans une chaise roulante. Le père le poussa jusqu'à la table où était installée Snow. L'enfant lui adressa un regard craintif.
- Allons, Pinnut, le rassura son père, on ne sera pas longs. Regarde, la demoiselle a l'air gentille.
Et il lança un petit clin d’œil à l'adolescente. La mère s'approcha elle aussi de la table.
- Il est un peu fragile, indiqua-t-elle à Snow. Ses jambes sont paralysées. Ses bras aussi, quasiment. Il aura besoin d'un peu d'aide, si vous voulez bien...
- Pas de problème !
Elle se tourna vers l'enfant pour le saluer.
- Pinnut, c'est ça ?
Il hocha la tête mécaniquement. Il n'y avait plus beaucoup d'enfants à l'atelier chapeaux. Ceux qui restaient ne se débrouillaient pas trop mal.
- On va faire un chapeau ensemble, tu es d'accord ? demanda Snow.
Une fois de plus, Pinnut se contenta de hocher la tête, avec sa moue inexpressive.
- On ne sera pas longs, répéta son père.
- On va juste chercher des médicaments au bureau de Poste, expliqua sa mère. Il y a encore trop de neige pour y aller en voiture, et avec le fauteuil...
- Allez-y sans crainte, les rassura Snow.
Les parents s'éloignèrent, et elle commença à montrer à Pinnut les premiers pliages du modèle de chapeau qu'elle jugeait le plus simple à réaliser. L'enfant posait sur elle un regard vide. Il était complètement perdu dans le vague, bien loin du monde réel.
- Pinnut ?
Il revint à lui et adressa à Snow un regard froid.
- Tu t'en fiches des chapeaux, pas vrai ? Qu'est-ce que tu voudrais faire ?
- Mourir, lâcha le garçon.
Un frisson parcourut le dos de Snow. Il avait l'air tellement triste, ce gamin. Il devait avoir mal. Il devait se sentir seul.
- Tu as quel âge ? demanda Snow.
- Six ans.
- C'est jeune pour mourir, tu ne penses pas ?
- Ça serait mieux comme ça. Mes jambes sont devenues du bois. Mes bras deviennent du bois. Après ça sera la tête, et tout à l'intérieur. Et ça fera mal, quand mon cœur sera du bois et ne pourra plus battre. Je veux sortir de la chaise mais pour ça il faut être mort. Sortir de la chaise pour aller dans la boîte. Alors je n'aurai plus mal du tout.
- Pinnut...
- Qu'est-ce qu'il y a Madame ?
Il ressemblait à un vrai petit garçon, maintenant, avec cette façon innocente de parler de tout, comme si c'était banal. Snow cligna des yeux et une larme glissa sur sa joue.
- Je pense à tes parents, dit-elle. Ils seront tristes s'ils te perdent. Ils pourront toujours se dire que tu n'as plus mal, mais tu leur manqueras, parce qu'on voit qu'ils t'aiment.
- Papa et maman, ce ne sont pas mes vrais parents. Mais c'est pas grave, moi je les aime pareil. Dis, toi, t'es pas le docteur, t'es pas non plus mes parents, alors tu peux me le dire. Ça sera bientôt fini ?
Elle le considéra tristement. Tout le bas de son corps était paralysé. Le haut de ses bras et le bas de son buste également. Il n'y avait pas d'espoir ; parfois le destin s'imposait sans issue.
- Je suppose.
- Tu sais ce que je vais faire ? demanda Pinnut. Si c'est bientôt fini, je vais sourire tout le temps. Comme ça, papa et maman, ils verront que je suis content. Et quand je ne serai plus là, ils se souviendront que j'étais content. Ils sauront que je suis bien et que je n'ai plus mal. Pas vrai ?
- Oui, c'est une bonne idée...
Alors un sourire naquit sur le visage de l'enfant. Il semblait gravé là, comme dans du bois, comme si rien ne pouvait le déloger.
Quand le couple refit surface, moins d'un quart d'heure plus tard, le visage de Pinnut était toujours illuminé par ce grand sourire. Snow posa sur la tête du garçon le chapeau qu'elle avait confectionné toute seule et les parents la remercièrent d'avoir pris soin de lui. Il s'étonnèrent de la bonne humeur qui avait soudain envahi leur fils et attribuèrent son origine à l'aimable jeune fille qui animait l'atelier. Elle, elle savait que le couple ne soupçonnerait pas tant de lucidité de la part de leur petit garçon, qu'il pourrait profiter de ce sourire, pour le peu de temps durant lequel il illuminerait encore leur foyer/

- Ça te rend triste, Snow ?
L'adolescente fit volte-face. Elle avait bien reconnu la voix d'Alice. La petite la rejoignit derrière la table et entreprit de fabriquer son propre chapeau, en copiant sur les travaux des enfants.
- Je t'avais déjà parlé de ce gosse, reprit Alice, l'enfant-pantin, celui qui a été adopté avant Noël. Tu vois, tu ne peux pas trouver d'explication à ça. Il est malade, juste malade. Et le seul fautif c'est le destin, qui l'a fait naître avec ce fardeau incurable.
- C'était quand, le Noël où Pinnut est arrivé ?
- Il y a deux ans. Avant que tu te salisses les mains, avant que Red tue Byron, mais après que Phyteuma se soit pendue. Qu'est-ce que ça change, de toute façon ?
- Et à la Saint-Valentin, est-ce qu'il se passe des choses étranges ?
- À la Saint-Valentin ?
Alice interrompit son ouvrage quelques instants et plongea dans cette sorte de transe, comme habituellement lorsqu'elle creusait dans sa mémoire.
- Oui, c'est vrai. Maintenant que tu le dis, toutes les conquêtes d'Henry, le patron du café, ont disparu aux alentours de la Saint-Valentin... J'ai fait un rêve une fois. Le Lapin disait...
- Il disait qu'Henry avait tué ces femmes.
- Comment tu le sais ?
- C'est clairement ce que quelqu'un cherche à nous faire croire. Mais j'ai eu deux d'entre elles au téléphone quand j'enquêtais sur son cas. Il semblerait que pas mal de gens dans cette ville aient un ennemi commun.


Le regard de Snow se perdait dans le vague. Alice confectionnait des chapeaux avec les enfants. Le monde s'activait autour des ateliers mis en place pour Pâques. La rue principale grouillait. Les gens étaient des fourmis ; de petites bestioles bornées qui effectuaient leurs tâches de façon machinale. Le monde pouvait s'écrouler, on pouvait piétiner la colonie. Au lieu de chercher à survivre, les fourmis persisteraient à achever leur besogne. Combien de vies allaient encore faire les frais de l'aveuglement des habitants d'Hartland ? Snow les détestait. Ce n'était qu'une bande d'automates inconscients !
- Snow, c'est bien cela ?
Elle leva la tête et ravala sa hargne en découvrant le visage rayonnant de son interlocutrice. L'adolescente hocha la tête. Celle qui lui avait adressé la parole avait approximativement le même âge que Belle, quoique son extravagance vestimentaire la fît paraître plus jeune. Elle portait un épais manteau nacarat brodé de fleurs dorées. Sa face était marquée par le temps. Non pas qu'elle fût ridée. Il s'agissait d'une marque singulière, à peine perceptible, quelque peu semblable aux invisibles cicatrices que dissimulait le visage de Snow. À la seule vue de cette figure, la jeune fille eut la certitude que cette femme avait perdu un être cher.
 - Je suis vraiment désolée de ce qui t'est arrivé, lui dit l'inconnue.
Sa voix elle-même semblait résonnait du fond des âges. Elle était emprunte d'une gravité qui pesait dans chacun de ses mots. Snow ignorait complètement l'identité de cette femme. Elle ne pouvait que considérer ses boucles blondes comme l'or, le gris profond qui noyait les iris de ses yeux, les cernes sombres qui soulignaient ses orbites, ses fossettes creusées par les années, sans parvenir à dire si elle était belle ou non, parce que le poids de sa vie avait pris le dessus sur l'ensemble de ses traits.
- Je m'appelle Philippa Castle, se présenta l'inconnue. Ma famille a toujours présidé au comité des fêtes de la ville. J'ai ouï dire que tu étais une fille pleine de ressources, plutôt volontaire. C'est bien que tu sois là aujourd'hui. Tu fais du bon travail avec les petits.
Snow ne savait pas pourquoi, ce nom lui était familier.
- Philippa Castle...
Cette dernière dévisagea Snow.
- Oui ?
- J'ai déjà entendu votre nom quelque part.
- Comme je te l'ai dit, ma famille est bien connue en ville...
- Non, la coupa Snow. Ce n'est pas ça. Moi, je ne connais pas grand monde ici. Je n'ai aucune idée de qui sont vos parents. On ne m'a pas parlé d'eux.
- Désolée, je vais devoir te laisser. J'ai une réunion au comité dans une dizaine de minutes. Je voulais juste te demander un service. On manque de personnel demain pour surveiller les enfants durant la chasse aux œufs. Est-ce que tu voudrais bien nous prêter main forte ? Tu m'as l'air tout à fait qualifiée pour cette ce travail !
Il ne fallut pas beaucoup de temps à Snow pour examiner cette proposition. La chasse aux œufs allait être au cœur des festivités. Si le Chat se montrait, il prendrait certainement part au jeu, vu l'apparent plaisir que lui procuraient les parties de cache-cache.

- Philippa Castle, l'introduisit Alice après qu'elle eut tourné les talons. Aurore est sa petite sœur, ça fait cinq ans qu'elle est dans le coma.
- Je comprends mieux.
- Quoi donc ?
- Les cicatrices invisibles.
- Snow, ça te dérangerait de parler autrement que par énigmes ?
- Le Chat te parle autrement quand il te rend visite ?
- C'est vrai qu'il dit des choses confuses. Le lapin est plus direct, mais tous sont fous de toute manière.
- Ça, je veux bien te croire ! Mais s'ils sont fous, alors, comment peux-tu prendre au sérieux leurs prophéties ?
- Parce qu'elles se réalisent toujours. Je ne suis pas naïve, tu sais. J'ai eu des doutes, au début. Je pensais que je divaguais. Mais Belle a épousé Erwan, les parents d'Ashley sont morts, Aurore est tombée dans le coma et Phyteuma s'est pendue, comme les fous l'avaient prédit. Alors je me suis mise à y croire. La disparition d'Hansy et Garrett, le garçon de bois, le meurtre de Byron, tout ça aussi est arrivé. Leurs prophéties se réalisent toujours.
- Je ne sais pas tout, Alice. Ce que je sais, c'est que sans ton intervention, Red n'aurait jamais tué Byron. Je ne dis pas que tu as eu tort. Au fond, je suis rassurée que ce monstre soit mort. Mais tout de même, tu ne penses pas que si on te met au courant de toutes ces choses, c'est parce que tu as un rôle à jouer ?
- Bien sûr. Je suis là pour éviter que les choses tournent mal. Qu'est-ce que tu crois ? J'ai essayé de prévenir les parents des jumeaux et ceux de Pinnut, mais personne ne m'a prise au sérieux. J'ai fait en sorte que Red se débarrasse du type qui la terrorisait et qu'Ashley trouve son prince. Et toi, Snow, je t'ai évité de te faire tuer ! Je joue mon rôle, aussi bien que possible !
- Ce que tu peux être naïve !


Snow ouvrit délicatement la porte de l'appartement et rentra sans faire de bruit. Elle se glissa à pas de loup dans la chambre et entreprit de faire son sac. Il lui faudrait des vêtements chauds, des chaussures confortables, et peut-être de quoi grignoter. Elle s'avançait vers le bureau pour laisser un mot rassurant à Red quand la voix de cette dernière l’interpella :
- Ça s'est bien passé, ton atelier chapeaux ?
Snow se raidit. Son plan de fugue discrète venait de s'effondrer.
- Très bien, balbutia-t-elle. Les enfants m'adorent !
- Je suis passée dans le coin, mais je ne suis pas venue t'encourager. Excuse-moi. Je ne suis pas très à l'aise avec les gens, de base, mais quand j'ai vu qu'Alice était avec toi...
- Oui, Alice m'a donné un coup de main.
 Un coup de main ? Tu veux dire, comme quand elle a donné un coup de main à Ashley pour se faire kidnapper ? Ou quand elle t'a donné un coup de main pour tuer ta belle-mère ?
Le regard de Snow s'assombrit.
- Excuse-moi, s'adoucit Red. Je me suis emportée. Je m'inquiète seulement pour toi, Snow. Tu agis bizarrement depuis hier. Je ne comprends pas comment tu as pu laisser Alice te donner un coup de main. Tu sais aussi bien que moi qu'on ne peut pas lui faire confiance.
- Je ne lui fais pas confiance, Red. Mais je commence à croire qu'Alice a été manipulée, exactement comme nous. On ne peut pas la tenir pour responsable de nos propres erreurs, au final. Il est temps d'assumer et de passer l'éponge.
- Passer l'éponge ? Est-ce que tu as oublié qu'un malade en a peut-être encore après nous ?
- Pas ce soir, Red. Je ne veux pas qu'on se dispute ce soir...
Red fit un pas dans la chambre pour prendre les mains de Snow. C'est alors que son regard rencontra le sac.
- Tu vas quelque part ?
Et Snow de répondre avec gêne :
- Philippa Castle nous a demandé un peu d'aide, à Alice et à moi. Écoute, je sais que tu n'approuves pas, mais ce sera plus simple si je passe la nuit chez Alice. Je rentrerai demain, c'est promis.
- C'est parce que tu savais que je n'approuverais pas que tu comptais filer en douce ?
- Pardon Red, je voulais éviter ça...
- Fais ce que tu veux, Snow. Ça ne me regarde plus.
Ce ne fut pas facile de laisser Red se détourner sans même tenter d'apaiser sa colère, mais se la mettre à dos était peut-être le meilleur moyen pour Snow de la protéger. Elle se promit d'obtenir son pardon dès que la malédiction serait une bonne fois pour toutes écartée.


Lorina Marvell ouvrit la porte et adressa à Snow son plus joli sourire.
- Snow, quel bon vent t'amène ? Je suis contente qu'Alice et toi vous soyez réconciliées.
- Moi aussi, Madame Marvell. On sous-estime trop souvent ce que nous apportent certaines amitiés.
Alice avait encore une chose à lui apporter, et pas des moindres.
- Alice est sous la douche, indiqua Lorina Marvell. Veux-tu quelque chose à boire en l'attendant ?
- Non merci, je vais l'attendre dans sa chambre.
Snow s'installa à la table du thé, entre les deux poupées de porcelaine. Au bout d'une dizaine de minutes, la porte grinça et Alice parut en robe de chambre. C'était la première fois que Snow la voyait sans ses vêtements habituels. Inexplicablement, dénuée de ses habits d'enfant, Alice faisait presque ses quinze ans, l'ébauche de formes féminines voilées sous sa chemise.
- Snow ? rougit Alice. Qu'est-ce que tu fais ici ? Je n'ai même pas préparé de thé...
- Excuse-moi, Alice, je ne voulais pas t'embarrasser. Je te prends sûrement de court, mais, si tu n'y vois pas d'inconvénient, j'aimerais passer la nuit ici.
- Tu t'es disputée avec Red ?
Snow décela une pointe de malice dans les yeux de son interlocutrice. Était-il seulement possible qu'elle fût au courant de la véritable nature de leur relation ? Snow jugea préférable d'ignorer l'allusion.
- À vrai dire, répondit-elle, j'essaye toujours de comprendre. Je voudrais être là quand tu auras une prémonition. J'aimerais que tu me la racontes dès que tu auras fait ton rêve.
- Tu es au courant que les prémonitions n'arrivent pas sur commande ?
- Nous sommes la veille de Pâques, et je sais que le Chat a des projets pour nous. Je veux en être la première informée. Enfin, au moins la deuxième.
- Tu ne vas pas en démordre, hein ? Bon, puisque nous sommes de nouveau amies, je suppose que ce serait chouette de fêter ça avec une soirée pyjama !


Snow dîna chez Alice ce soir-là. Monsieur et Madame Marvell se montrèrent aussi chaleureux et accueillants qu'ils l'avaient été jusqu'alors. Le père d'Alice dénicha un matelas qu'il dépoussiéra pour que Snow puisse coucher dessus et sa mère apporta du linge de lit propre. Les jeunes filles se couchèrent tôt, car elles savaient qu'une longue journée les attendait le lendemain.


Le plancher grinça dans le couloir, de l'autre côté de la porte. Des pas approchaient Snow, qui n'avait pas fermé l’œil depuis qu'Alice s'était endormie, se glissa en-dehors de sa couette et tira son matelas vers la penderie. Elle essaya de le dissimuler du mieux qu'elle put, et de se cacher elle aussi entre les robes suspendues, derrière le large pan de tissus qui voilait le linge. Elle demeura un instant aux aguets, accroupie dans le noir, mais elle se détendit en entendant le bruit de la chasse d'eau. Les pas firent le chemin inverse dans le couloir, lui laissant supposer que Monsieur Marvell avait regagné son lit. Néanmoins, Snow ne quitta pas la penderie. Elle profita même de cette fausse alerte pour parfaire son camouflage, glisser complètement le matelas sous le rideau et s'installer derrière, entre les vêtements d'enfant d'Alice. Et elle resta ainsi, assise sur le matelas à l'abri des cintres, jusqu'à ce qu'un nouveau grincement se fît entendre. Cette fois, la porte de la chambre s'ouvrit. Par-dessous le rideau, Snow entrevit deux pieds velus auxquels étaient raccrochées deux longues jambes filiformes se glissaient dans la chambre dans l'obscurité. Elle se redressa doucement derrière le rideau et vint se coller contre le mur de la penderie pour passer l’œil sur le côté du pan de tissus. Alors, depuis sa cachette, elle assista au spectacle le plus inquiétant qu'il lui eut jamais été donné de voir.
À pas feutrés, l'étrange individu qui avait pénétré la chambre vint se pencher sur le lit d'Alice. Il portait une veste rouge richement décorée, pareille à celle d'un monsieur loyal. De ses manches trop amples, sortaient deux pattes couvertes, comme ses pieds, de poils blancs. Son visage, revêtu de la même fourrure, était orné d'un museau rose et de longues moustaches. Deux longues oreilles surplombaient son crâne. Il s'agissait sans aucun doute possible du lapin auquel Alice avait déjà maintes fois fait allusion par le passé.
Le terrifiant bipède approcha son museau de l'oreille de la petite endormie et, découvrant deux longues dents, il murmura :
- Alice ! Alice !
La petite se retourna en gémissant.
- Oh, c'est toi, lâcha-t-elle dans un bâillement. Snow m'avait dit que j'aurais une prémonition cette nuit. Snow ?
En se redressant, Alice avait remarqué l'absence du matelas. Cependant, Snow se garda bien de signaler sa présence de quelque façon. Elle attendait silencieusement de voir ce qui allait se dérouler. S'écartant d'Alice, le Lapin fit un tour sur lui-même et entonna avec la voix chantante d'un bonimenteur :
- À l'aube du printemps, la bête est sur le point de se réveiller. Et, après ce long repos, la bête est affamé ! Une victime innocente périra, si nul n'affronte ce fauve. Oui, avant que les premières fleurs ne percent, Erwan aura tué Belle. Sauf si, bien sûr, le redoutable chasseur de monstres ne lève son arme contre lui. Je veux évidemment parler de Red, elle qui a terrassé le redoutable loup d'Hartland. Écoute-moi bien, Alice, si Red n'a pas tué Erwan demain, c'est Belle qui perdra la vie. Va trouver le chasseur, et mets-le au courant du rôle que le cruel destin lui a réservé. Une fois la bête abattue, Hartland retrouvera la quiétude. Rendors-toi, Alice. Demain, cette ville sera libérée de sa malédiction !
Alors que le Lapin reculait vers la porte, Snow bondit hors de la penderie et le saisit par la manche. Surpris, le bipède tressaillit et, esquissant de grands gestes avec les bras, il tenta de se dégager. Bien décidée à éclaircir le mystère qui entourait cet étrange individu, Snow serrait fermement le poing sur le tissus usé de la manche. Pourtant, dans cette lutte grotesque que l'adolescente livrait contre l'animal de conte, l'ourlet abîmé s'arracha et la Lapin détala hors de la pièce. Snow vacilla, tomba à plat ventre sur le plancher et se redressa maladroitement pour poursuivre son adversaire. Apercevant l'ombre de deux longues oreilles sur le mur, elle s'élança dans l'escalier. Mais lorsqu'elle atteignit le rez-de-chaussée, le Lapin avait déjà disparu. Elle se trouva seule, les bras ballants, au milieu du salon, avec pour seule butin un lambeau de tissus poussiéreux.

- Qu'est-ce que tu faisais dans la penderie, déjà ? demanda encore Alice, à demi somnolente.
- Je te l'ai dit, si le Lapin m'avait vue, il aurait sûrement fait demi-tour avant d'avoir délivré sa prophétie.
- Pourquoi ?
- Parce que si je le vois comme tu le vois, nous savons qu'il n'a rien d'un rêve. Et nous pouvons en être certaines maintenant, avec ça !
Elle brandit son misérable trophée. Alice haussa les sourcils.
- Un bout de tissus ?
- Un bout de sa manche ! Voyons, Alice, on n'arrache pas les vêtements d'un rêve ! C'est bien la preuve qu'il est réel. Lui, et le Chat également.
- Mais comment serait-il entré ? Et comment serait-il sorti ?
- J'ai ma petite idée là-dessus. Aujourd'hui, nous mettrons en lumière cette soi-disant malédiction.


La journée allait être longue. Snow et Alice finissaient d'avaler leur petit-déjeuner quand on sonna à la porte et, quelques instants plus tard, Lorina Marvell introduisit dans la cuisine un visiteur inattendu. En entrant dans la pièce, Ashley adressa un sourire à Alice, sourire qui disparut de son visage dès qu'elle remarqua la présence de Snow.
- J'espérais pouvoir te parler, Alice. Mais si tu es occupée, je ne vais pas m'imposer. Je repasserai demain.
Alors qu'Ashley était sur le point de prendre congés, Alice sembla piquée de curiosité :
- C'est à quel sujet ?
- Nous en discuterons demain.
- Inutile, insista Alice. J'accompagne Snow à la chasse aux œufs. On discutera en chemin.
Puis, voyant qu'Ashley montrait quelque réticence, la petite ajouta :
- Snow et moi nous sommes réconciliées. Alors, toutes les trois, nous pouvons à nouveau êtres amies.
Sous la menace discrète de l’œil maternel de Lorina Marvell, menace face à laquelle Snow elle-même avait plié quelques jours auparavant, Ashley consentit à les accompagner.
- Alors, demanda Alice en marchant, que se passe-t-il Ashley ? Tu as eu des nouvelles d'Henri ?
Ashley lança un regard inquiet à Snow.
- Lâche-toi, Ash, lui lança cette dernière. Ce n'est pas moi, l'ennemie.
- C'est difficile à expliquer, justement parce que la seule personne à qui j'en avais parlé, c'est Henri. Le fameux Henri qui n'existe probablement même pas.
- Mais parlé de quoi, enfin ? s’impatienta Alice.
- Le mois dernier, j'ai récupéré les affaires de mes parents, celles que la police avait gardées comme pièces à conviction. Après six ans sans nouveaux éléments, ils ont décidé de fermer l'enquête. On m'a convoquée au commissariat et on m'a remis un carton avec tout ce qui avait été retrouvé dans leur voiture à l'époque : leurs papiers, leurs bijoux, de vieilles cassettes audio.
- Et donc? insista encore la petite.
- Il y avait aussi un manuscrit, dans une enveloppe. Jusque là, rien de bizarre, mes parents faisaient partie du comité de lecture de la maison Delogre. Ce qu'il y a, tu vois, c'est que ce manuscrit raconte des choses, des choses qui donnent l'impression d'être arrivées en vrai.
- Oui, c'est ce qui s'appelle une biographie. Qu'est-ce que ça a de si terrible ?
- Non, Alice, tu ne comprends pas !
- Je crois que j'ai compris, les interrompit Snow. Ce que tu essayes de nous dire, c'est que ce fameux manuscrit prédit en quelque sorte des événements qui sont survenus à Hartland depuis l'accident de tes parents ?
- C'est pire que ça, Snow ! L'accident lui-même s'y trouve. Bien sûr, l'histoire est un peu différente. Il s'agit d'un roi et d'une reine oppressifs qui dévorent leurs sujets et auxquels l'un d'eux tend un piège pour renverser leur calèche. Il n'y a pas que ça, bien sûr. Il y a aussi l'histoire d'un homme cruel qui massacre ses épouses les unes après les autres, l'histoire d'une princesse qui se retrouve plongée dans un sommeil éternel, l'histoire d'une jeune fille avec de très longs cheveux qui en essayant de quitter la tour dont elle est prisonnière s'empêtre dedans et meurt étranglée, l'histoire de deux enfants qui atterrissent chez une sorcière cannibale après que leur parents les ont chassés de chez eux et l'histoire d'un petit pantin de bois qui prend vie comme un enfant. Mais je crois que les plus troublantes, ce sont les trois dernières.
- Laisse-moi deviner, la devança Snow. Il est question d'une jeune fille qui tue le loup qui veut la dévorer, d'une autre qui tue sa belle-mère pour éviter qu'elle l'empoisonne, et de la tueuse de loup, à nouveau, qui cette fois abat une bête plus monstrueuse encore.
- Comment est-ce que tu le sais ? demanda Ashley, sidérée.
- Je le sais parce que ce n'est pas un livre de contes. Ce sont les prophéties d'Hartland.
- Mais enfin, balbutia Ashley, tu n'as pas tué Queen et Red n'a commis qu'un seul meurtre. N'est-ce pas ?
Snow ne put que garder le silence. Et Ashley, au comble de la stupéfaction, de persister :
- N'est-ce pas ?
- Si nous ne faisons rien, Ashley, il se pourrait bien que Red ait commis un deuxième meurtre d'ici ce soir.
Ainsi, par un étrange hasard, une nouvelle victime de la malédiction se trouva mêlée malgré elle au plan que Snow tentait d'échafauder pour la contrer. Snow s'expliqua brièvement. Sous le masque du Chat ou du Lapin, un individu malfaisant manipulait les vies des habitants d'Hartland, tel un auteur fou qui aurait pris le monde pour son propre chef-d’œuvre. Pour des raisons encore obscures, le malfaiteur s'était mis en tête de malmener les parents d'Ashley, Queen et bien d'autres en leur causant du tourment et parfois même en allant jusqu'à orchestrer leur mort. De toute évidence, la mort d'Erwan devait être la cerise sur le gâteau. Ce qu'il fallait en déduire, c'était que le mari de Belle occupait une place toute particulière dans les desseins du prophète fou. Quant à elles, Alice, Ashley, Red et Snow, elles n'avaient été que les outils, indispensables et paradoxalement négligeables, qui avait permis à cet auteur perfide de donner vie à son conte cruel. Mais ce que l'Auteur, aveuglé par la volonté suprême de clore son œuvre en beauté, n'avait pu prévoir, c'était que les outils de cet accomplissement, par la force des choses eux aussi malmenés, mais bien injustement, avaient eux-mêmes contribué, en tant que personnages à part entière, à ce récit fatal. Seulement, faute que leur destin eut été couché sur le papier par celui qui les avait abusées, ces héroïnes à peine sorties de l'ombre n'étaient pas contraintes d'obéir à la trame stricte prévue par le manuscrit. Elles avaient peut-être le pouvoir de chambouler la fin du conte.
- Snow, l'interrogea Ashley, est-ce que par hasard tu sais qui est l'Auteur ?
- Toi, dis-moi plutôt, le comité de lecture avait-il donné son aval pour l'édition du manuscrit ?
- Non.


À neuf heures précises, Snow et Alice se trouvaient à l'orée du bois, là où allait être organisée la chasse aux œufs. Elles aidèrent à les dissimuler et se tinrent prêtes à accueillir les enfants, qui devaient se mettre en quête des chocolats à dix heures tapantes. Snow avait chargé Ashley de retrouver Red pour empêcher qu'elle commît le crime prévu par l'Auteur. Bien sûr, désormais bien réveillée et consciente d'avoir servi des intérêts douteux, Alice n'avait pas la moindre intention de mettre Red au courant du rôle qu'elle devait jouer. Seulement, Snow l'avait deviné, l'Auteur avait plus d'un tour dans son sac. Il n'avait pas eu besoin du concours de la petite pour plonger une innocente dans le coma, ni pour faire d'un enfant un pantin de bois. Si Alice se dérobait à sa tâche, il trouverait sans doute bien un autre moyen de pousser Red vers le destin qu'il lui avait réservé. Mais Snow espérait bien le débusquer avant.
Le chef de la famille Castle donna un coup de sifflet. La chasse au lapin était ouverte.


Les enfants couraient dans tous les sens. Inexplicablement, leurs rires joyeux ajoutaient à l'angoisse de Snow.
- Ce serait facile, d'en enlever un ou deux, remarqua Alice.
- Mais ce n'est pas le but que s'est fixé l'Auteur aujourd'hui, se rassura Snow.
Tandis qu'Alice se penchait pour ramasser les chocolats qu'elle-même avait cachés et profitait que nul ne les vît pour s’empiffrer en douce, Snow l'entraînait de plus en plus à l'écart de la fête, dans l'ombre des sous-bois. Elle avait l'intuition que quelque chose les suivait de loin, mais elle se garda bien d'en informer Alice, de peur que leur poursuivant ne se retranchât.
- Snow, où est-ce qu'on va ? J'ai mal aux pieds !
L'adolescente fit discrètement signe à Alice de se taire. À l'instant même, un craquement s'éleva de derrière un buisson. Les jeunes filles n'eurent que le temps d'entrevoir le manteau rouge et le poil blanc du Lapin. Déjà, il prenait la fuite. Snow saisit Alice par le bras et l'entraîna à la poursuite de leur adversaire, mais déjà les oreilles de ce dernier s'étaient évanouies dans la végétation.
- Snow, se plaignit Alice, essoufflée, j'ai un poing de côté !
- Tu n'avais qu'à pas engloutir autant de sucre !
Et, joignant le geste à son sermon, Snow confisqua les œufs qu'Alice avait ramassés. Elle scruta les alentours. Elle n'était plus très loin de l'endroit où elle espérait rencontrer l'Auteur et, à ce stade, Alice ne lui serait plus d'aucune aide.
- Je vais y aller seule, décréta l'adolescente. Termine la chasse aux œufs, dis aux autres que je me suis sentie mal, et retrouve Ashley et Red. Si je ne suis pas revenue d'ici le début de l'après-midi, dis à Red de se réfugier dans l'abri à tornade.
- L'abri à tornade ?
- Fais-moi confiance, Alice. Je sais ce que je fais.
Snow et Alice prirent donc des directions opposées : l'une rebroussant chemin tandis que l'autre continuait de s'enfoncer dans l'épaisse forêt.


Après de longues minutes de marche, Snow atteignit la clairière qu'occupait l'orme titanesque. Au pied de l'arbre, devant la sépulture de Queen, se tenait solennellement un homme maigrelet coiffé d'un haut-de-forme. En s'approchant prudemment, Snow découvrit sa veste bariolée et l'énorme nœud qui décorait son cou. Réprimant sa peur, elle vint se poster à côté de l'homme immobile. Sans même oser épier le visage de l'inquiétant personnage, elle se contenta, comme lui, de fixer l'immense arbre.
- Bonjour, Snow, la salua cordialement l'individu. Il me tardait de faire ta connaissance.
- Il me tardait de faire la vôtre également.
Il lui sembla que l'homme, surpris, tournait la tête vers elle, mais elle ne broncha pas.
- Et qui penses-tu que je suis, jeune fille ?
- Vous êtes l'Auteur, celui qui écrit le destin de tout être vivant à Hartland.
- C'est exact. Je suppose que tu as quelques réclamations à me faire concernant le tien.
- Mon destin ? Il me convient. J'ai pu me débarrasser de la femme qui voulait me tuer. Je suis l'amie d'Alice, et Alice sait tout des malheurs qui nous menacent. Et enfin, j'ai Red, et elle nous protégera tous.
Elle tourna alors la tête et fit face au visage couvert de peinture d'un être indéchiffrable.
- Il est sage de faire confiance à l'Auteur, reconnut l'homme. Mais alors, pourquoi es-tu venue me trouver ?
- Vous n'en avez vraiment pas la moindre idée ?
- Jusqu'à aujourd'hui, j'ai cru que tu m'en voulais, que tu essayais de me mettre des bâtons dans les roues. Mais je discute avec toi, et je ne décèle pas la moindre animosité.
- C'est tout naturel, sourit Snow, car je suis votre plus fervente admiratrice.
- Admiratrice ?
L'Auteur paraissait décontenancé. Il avait fallu un effort surhumain à Snow pour contenir la haine démesurée et le dégoût profond qu'elle vouait à cet être, mais je jeu en valait la chandelle : elle gagnait du terrain.
- Oui, confirma-t-elle. Pendant un temps, je n'ai pas compris. Mais depuis que j'ai pris conscience de l'étendue de votre œuvre, je vous admire. Et comme toute admiratrice, je désire en savoir plus, je veux comprendre les rouages, les mécanismes par lesquels vous avez donné vie à votre histoire. Bien sûr, je sais que si vous me révélez tout ça, mon rôle sera compromis. Mais j'ai joué mon rôle, n'est-ce pas ? Votre histoire va s'achever aujourd'hui et je veux être témoin de cet exploit. Alors, Monsieur l'Auteur, je vous le demande, permettez-moi de vous assister.
- De m'assister ?
De toute évidence, rien n'avait préparé l'Auteur à une telle requête. Néanmoins, Snow sentit qu'elle avait flatté son ego, et qu'il brûlait d'impatience de lui montrer son génie à travers les coulisses du spectacle qu'il avait pris si longtemps à mettre en scène.
Comme Snow l'espérait, l'Auteur consentit à lui dévoiler les secrets de son écriture. Il la guida, plus loin dans les bois, jusqu'à une bicoque abandonnée. L'intérieur était poussiéreux et les rares meubles qui se trouvaient là dormaient sous des linges blancs. Évidemment, ce n'était pas ici que vivait l'Auteur.
L'homme au chapeau détacha de sa ceinture un trousseau de clés et s'accroupit pour ouvrir le cadenas qui maintenait fermée la porte de l'abri souterrain.
- Alors vous êtes le fameux propriétaire d'Hartland ? feignit de découvrir Snow.
- En effet. Il m'a fallu un certain temps avant de parvenir à dépouiller cet ordure de Wolf. Fort heureusement, j'ai toujours été bon aux cartes.
- Impressionnant. Et ces clés, alors, elles permettent d'entrer chez n'importe qui en ville ?
- N'importe qui. C'est toujours plus simple lorsque les accès aux galeries n'ont pas été condamnés. Mais de toute façon, je suis le propriétaire, je détiens aussi le double des clés de chaque porte d'entrée.
- Il n'y avait pas de trappe, chez Queen.
L'Auteur souleva le battant de la porte et invita Snow à s'engouffrer dans l'obscur tunnel qui se découpait par-delà le cadre. Redoublant d'effort pour convaincre le bourreau d'Hartland qu'elle avait toute confiance en lui, Snow descendit sans opposer de réticence les barreaux en fer fixés le long de la paroi. Lorsqu'elle arriva en bas, l'homme au chapeau descendit à son tour en refermant la trappe au-dessus de lui. Le noir le plus complet les enveloppa alors, mais il ne fut que de courte durée. Sitôt arrivé en bas de l'échelle, l'Auteur alluma une lampe-torche en invita Snow à lui emboîter le bas à travers la galerie. Le réseau souterrain qui se déployait sous Hartland était un véritable labyrinthe, et Snow se mit à craindre pour l'unique échappatoire qu'elle avait envisagée. Heureusement, elle se rappela des petits œufs aux emballages colorés qu'elle avait confisqués à Alice. Quand elle commença à redouter d'être à jamais perdue dans ce dédale enseveli, elle entreprit se semer discrètement quelques friandises sur son passage de façon à marquer les couloirs qu'elle emprunterait.
L'homme au chapeau conduisit Snow à travers une artère plus large et, enfin, ils arrivèrent dans un vaste sous-sol que Snow supposa être l'abri conçu pour accueillir toute la population de la ville. Snow fut réellement impressionnée par l'installation qu'elle découvrit dans cette vaste cave. L'Auteur y avait aménagé un véritable lieu de vie, étonnamment cosy, équipé d'un salon, de couchages, de placards disparates et d'un semblant de cuisine organisé autour d'un réchaud et d'un évier. L'occupant des lieux avait tant bien que mal amené jusqu'à sa planque l'électricité, via un enchevêtrement de câbles bricolés qui inspiraient à Snow une méfiance justifiée. Les rares prises, à nu, étaient occupées par une grosse glacière, un téléphone et un écran de télévision. Çà et là, s'entreposaient également des piles de livres divers. Snow fut surprise de ne voir nulle part un bureau, meuble qui paraissait si essentiel à l'épanouissement d'un écrivain.
- Alors c'est ici, votre cachette ? demanda-t-elle pour la forme. C'est depuis ce lieu que vous contrôlez toute la ville ? Étonnant. J'aurais imaginé un genre de local froid, et des dizaines d'écrans de vidéosurveillance.
- Oui, c'était l'idée de base, d'installer des caméras et d'épier toute la ville en même temps. Mais c'était impossible, même pour moi, d'équiper cette caverne d'une telle technologie de pointe. J'ai dû me contenter de surveiller Hartland de loin, d'écouter aux portes, aux planchers,...
- Ça doit être harassant.
Snow venait de compter trois couchages. Alors qu'elle avait cru reconnaître en l'homme l'allure du Chat et du Lapin, elle commença à soupçonner que l'Auteur n’œuvrait pas seul. Tandis qu'il lui vantait la façon ingénieuse dont il était parvenu à souder quelques câbles, Snow réfléchissait à une manière habile de l'amener à parler de ses complices. C'est alors que des pas retentirent dans l'une des veines souterraines qui menaient à l'abri, et bientôt deux enfants firent irruption dans la cave : une fille et un garçon tout deux âgés d'une dizaine d'années et qui, à n'en pas douter, étaient sorti du même ventre.
- Qu'est-ce que Snow fait ici ? interrogea la fillette.
- Elle ne devrait pas être là, affirma son jumeau.
L'Auteur entreprit de les calmer et introduisit à Snow Hansy et Garrett, le frère et la sœur qu'il avait arraché à de cruels parents trois ans auparavant et qui, depuis, vivaient sous sa protection et épiaient pour lui les faits et gestes d'Hartland.
- Queen ne les a pas tués, finalement ? mima de s'étonner Snow.
- Non, avoua l'Auteur avec embarras. Parce que je l'en ai empêchée à temps.
- Vous êtes vraiment le sauveur d'Hartland !
Adouci par l'orgueil, l'homme au chapeau invita Snow à prendre place dans le canapé.
- Tu n'aurais pas dû l'amener ici, insista Garrett.
- Il a raison, renchérit Hansy. Tout se déroulait comme vous l'aviez prévu. Erwan a trouvé la photo de vous que vous aviez glissé dans les affaires de Belle, il est entré dans une rage monstre. Red a bien reçu le mot dans lequel Belle lui demandait de rapporter le manuscrit. Erwan a battu Belle devant Red et elle était à deux doigts d'intervenir. Mais Ashley était avec elle et elle l'en a découragée. Ashley a dit que quelqu'un essayait de les manipuler. Elle a dit aussi que Snow allait régler son compte à l'Auteur.
Snow essaya de prétendre à un mal entendu. Cependant, elle n'eut même pas le temps de bondir hors du canapé. Déjà un lourd objet était venu se cogner contre son crâne et l'avait assommée.


Snow émargea du brouillard. Elle ignorait combien de temps elle était restée inconsciente et ne se rappelait même plus avec exactitude l’enchaînement des événements qui l'avait conduite à recevoir un pareil coup sur la tête. Ses souvenirs ressurgissaient progressivement, de l'identité de l'Auteur jusqu'à l'intervention imprévue d'Hansy et Garrett. Sans ces petits mouchards, elle aurait pu continuer à flatter l'ego de l'Auteur jusqu'à obtenir sa confiance et à obtenir de lui toutes les réponses manquantes. Elle aurait échappé à sa vigilance d'une manière ou d'une autre et aurait livré la position de son repère aux autorités. Elle aurait dû prévoir que ce ne serait pas aussi simple.

- Elle est réveillé, lança la voix de Garrett.
- Voyons voir, chantonna celle de l'Auteur, qu'est-ce que notre petite fouineuse va trouver à nous dire, maintenant ?
Snow voulu se redresser et, empêchée de se lever, elle constata qu'on l'avait attachée sur une chaise. L'Auteur vint s'accroupir devant elle. Il avait ôté la peinture qui lui grimait le visage. Elle avait à présent face à elle l'homme, le vrai ; un homme qui aurait pu être beau s'il n'avait pas été le Diable en personne. Son vrai visage, pourtant, paraissait familier, à cause de ces grands yeux bleus caractéristiques.
- Tu pensais me berner, Snow ? Tu pensais pouvoir duper le maître absolu du destin ?
- Je ne crois pas qu'un fou ait jamais été maître de quoi que ce soit, à commencer par lui-même.
S'il y avait bien un avantage à avoir été démasquée, songea Snow, c'était qu'elle pouvait désormais parler franchement et cracher à cette vermine ses quatre vérités.
- Et vous ? demanda-t-elle aux jumeaux demeurés en retrait. Ça ne vous dérange pas d'être les larbins d'un dément ?
- D'un démon ? répéta Hansy, incrédule.
- Ils étaient si terribles que ça, vos parents? Ils vous frappaient, ou bien ils vous interdisaient juste de manger trop de sucreries ?
Aucun des deux enfants ne prit le risque de répondre. L'Auteur se chargea de raconter à leur place :
- Leurs parents sont de terribles personnes, Snow. Tu n'as pas idée des souffrances qu'ils ont causées.
- Des souffrances qu'ils t'ont causées à toi, Darena ? Ou devrais-je dire Andrea ?
L'Auteur la foudroya du regard, mais ne put trouver immédiatement quoi lui répondre, ce qui permit à Snow d'enchaîner :
- Leurs parents étaient amis avec ton frère, c'est ça ? Oui, j'imagine bien le truc : Erwan, le tombeur du lycée, avec toutes les filles à ses pieds. Philippa, Lorina, Phyteuma. Il avait tous les amis que toi tu n'avais pas. Les parents des jumeaux étaient des amis d'Erwan, c'est ça ? Ceux de Pinnut aussi ? Ils se moquaient de toi, ils t'en faisaient baver. Tu t'es dit que ça passerait avec le temps, que tu serais un meilleur adulte qu'eux. Grande nouvelle, Andrea : tu es aussi pourri que tous ces gens que tu détestes ! Crois-moi, tu les as même surpassés, et de loin ! Tu croyais quoi, au juste ? Qu'un arbre magique allait révéler au monde ton potentiel extraordinaire ? Est-ce que tu t'es jamais seulement efforcé de faire quoi que ce soit d’admirable ? Écrire des livres, peut-être. Ça non plus ça ne t'a pas réussi. Les parents d'Ashley n'ont pas approuvé ton manuscrit. Et Queen, Queen Delogre, tu crois que je ne sais pas pourquoi tu l'as envoyée dans la tombe ? Tu crois que parce qu'on hérite d'une maison d'édition, on devient responsable du malheur de tous les auteurs qui n'ont pas été retenus ? Tu penses que tu es le seul dans ce cas-là, peut-être ? Et le vieux Henry Poe, c'était qui ? Un professeur tyrannique ? Non. Un membre de ta famille, le genre d'oncle grincheux qui ne croit jamais en toi et te rabaisse plus bas que terre dès qu'il en a l'occasion. Le seul qui ne valait pas mieux que toi, je te l'accorde, c'était Byron. Le seul que tu n'as pas fait tuer par pur désir de vengeance ! Non, la seule chose qui t'intéressait, chez lui, c'était son trousseau de clés. Un trousseau de clés, ça valait bien la peine de faire d'une enfant une meurtrière ! Tu aurais pu empêcher ça, je le sais. Tu aurais pu racheter ses dernières propriétés à Wolf, et Red n'aurait jamais eu ce sale pervers sur le dos ! Mais tu ne voulais pas que Byron reste en vie, parce que tôt ou tard il aurait voulu réglé son compte au type qui l'avait escroqué. C'est ça ? Et tu ne pouvais pas l'empoisonner, comme Phyteuma, non ! Il a fallu que tu impliques une gamine là-dedans. Tu vois, peu importe ce que les autres ont pu te faire endurer quand tu avais notre âge, parce que ce que tu nous as fait subir à nous, les enfants d'Hartland, ceux que tu as pris pour tes pantins, ça nous a valu le centuple de tes souffrances. Je te hais du plus profond de moi pour m'avoir arraché la seule mère qu'il me restait. Je te hais pour t'être servi d'Alice, pour avoir tenté de faire disparaître Ashley dès que tu as compris qu'elle en savait un peu trop. Et par dessus tout, je te hais pour avoir fait de Red une paria. Si tu veux tuer ton salaud de frère, aie au moins le cran de le faire toi-même !
À aucun moment Andrea n'avait tenté d'interrompre Snow dans ses élucubrations. Les accusations de la jeune fille l'avaient transpercé, une à une, comme autant de hallebardes plantées dans son torse. Il était l'Auteur et rien, après tout, ne lui était plus douloureux que les mots.
- J'ai tout fait moi-même, explosa-t-il, parce que j'ai tout écrit !
- Pour un auteur, franchement, tu manques de répartie.
Des mots plus habiles que les siens. Des mots capables de déconstruire son propre récit, de balayer en un souffle l’œuvre de toute sa vie. Voilà ce que redoute l'Auteur. Snow avait pris le risque de l'attaquer sur son propre terrain et, au sens stricte, elle avait triomphé de lui. Cependant, malgré tout, elle était attachée sur une chaise et l'auteur fou, lui, était libre de ses mouvements. Il pouvait lui faire payer très cher cette victoire écrasante.
À l'autre bout de la pièce, serré l'un contre l'autre, les jumeaux n'osaient plus prendre part à l'affrontement. On eût dit qu'ils voulaient fuir, sans en trouver le courage, sans savoir peut-être où se réfugier, car incapables de décider qui de l'Auteur tout puissant ou de son héroïne ils avaient envie de croire.
Andrea empoigna un rasoir qui traînait au bord de l'évier et le brandit devant Snow d'un ton menaçant.
- Tu avais raison tout à l'heure, ma petite Snow. Tu as joué ton rôle, et maintenant tu n'as plus aucun intérêt dans le déroulement de mon histoire. Comme je suis magnanime, je vais épargner ta vie. En revanche, cette langue trop bien pendue, il va falloir que je la coupe.
Snow recula autant qu'elle put sur le dossier de sa chaise mais Andrea, son rasoir à la main, se pencha sur elle et entreprit de lui ouvrir la bouche.
- Si tu ne te tiens pas tranquille, la prévint-il, il n'y a pas que ta langue qui sera abîmée. Si je dois sculpter un sourire sur tout ton visage pour la couper, je te jure que je le ferai !
- Et si tu touches à un seul de ses cheveux, enflure, je te jure que je te mets en pièces !
Snow et l'Auteur tournèrent tout deux la tête vers la galerie d'où la voix avait surgi. Red, Ashley et Alice venaient de débouler dans l'abri. Armée de son couteau de cuisine, Red fondit sur Andrea afin de le désarmer. Pendant ce temps, Alice s'empressa de défaire les liens qui retenaient Snow et Ashley tenta d'attirer vers le tunnel les jumeaux prostrés dans un coin de la cave.
Le rasoir d'Andrea glissa à terre et Red appuya la lame du couteau contre la gorge de l'Auteur.
- Red, la retint Snow, je n'ai pas fait tout ça pour que tu aies à supporter le poids d'un deuxième meurtre !
Les quatre héroïnes décidèrent d'un commun accord d'attacher leur bourreau à la place dont elles venaient de libérer Snow. En remontant à la surface, elles préviendraient les autorités et Andrea serait arrêté.
Red entraîna Snow, encore tremblante, dans l'artère dont elles étaient venues, et la prit par la taille.
- Tu as suivi les œufs de Pâques ? demanda Snow.
- Franchement, tu hurlais tellement fort sur ce sale type que je n'ai eu qu'à suivre ta voix.
Red ne paraissait pas en colère. Elle avait le sens de l'orientation et les guida rapidement jusqu'à la trappe qui donnait sur la boutique de Rosa. Ashley poussait devant elle les jumeaux pour les forcer à quitter les souterrains. Quand enfin elle parvint à les faire remonter à la surface, ils cachèrent leurs yeux dans leurs mains, éblouis par la lumière du coucher du soleil. Ashley émergea de la galerie à son tour. Déjà, Red entreprenait de déplacer les meubles de la boutique pour colmater l'abysse laissée dans le plancher par la porte défoncée/
- Où est Alice ? s'inquiéta Snow.
- Elle devrait déjà être remontée, remarqua Ashley.
Red soupira :
- Je savais qu'on ne pouvait pas lui faire confiance.
Sans attendre le retour de la petite, Red apporta une étagère jusqu'à l'entrée du tunnel.
- Aide-moi à la renverser, dit-elle à Ashley.
- Mais Alice...
- Alice a fait son choix !
Mais alors que les deux jeunes filles s'apprêtaient à boucher l'accès, la voix stridente d'Alice retentit dans le souterrain :
- Attendez ! Attendez !
Snow la tira par le bras pour la remonter le plus rapidement possible et Red laissa tomber l'étagère par-dessus la trappe béante.
- Qu'est-ce que tu fabriquais là-dessous ? demanda Snow à la petite.
- Je suis désolée, sanglota Alice. Il a promis qu'il disparaîtrait de la ville si je l'aidais à se détacher.
- Ne me dis pas que tu l'as cru ? s'emporta Red.
Snow comprenait la colère de cette dernière, mais elle avait aussi une idée de ce que l'Auteur avait pu dire à Alice en leur absence et elle ne pouvait pas lui en vouloir d'avoir essayé de lui sauver la peau.
- Il a promis, c'est vrai ! se défendit Alice.
À peine l'avait-elle assuré qu'un poing cogna contre l'étagère en signe de contestation.
- Leçon numéro un, ma grande, lui lança Red. Ne jamais croire la promesse d'un chieur d'encre !
Le tranchant d'une hache fendit l'étagère allongée sur le sol et, à force de coups, Andrea passa à travers le meuble, menaçant de son outil ses jeunes victimes. Hansy et Garrett avaient trouvé refuge sous l'un des établis de Rosa. Ashley serrait un mannequin contre sa poitrine en guise de bouclier. L'Auteur fit un pas vers Snow et Alice, debout près de l'étagère, le suivit des yeux, hébétée. Paniquée, Red arracha le bras du mannequin auquel Ashley s'était désespérément cramponnée et, comme si cette arme de fortune avait pu être d'un quelconque secours, elle s'interposa entre Snow et son agresseur.
- Red, se moqua l'Auteur, je t'ai connue plus convaincante !
D'un simple coup de hache, il trancha en deux le bras du mannequin.
- Tu ne peux pas me tuer ! rétorqua Red. Tu veux que je tue Erwan, n'est-ce pas ? Qui va s'en charger si tu me tailles en morceaux ?
- C'est vrai que c'est dommage, reconnut Andrea. Je te trouvais plutôt réussie, dans ton rôle. Mais je dois bien admettre que tu n'en es pas digne. Je trouverais bien quelqu'un pour te remplacer, va. Je suis l'Auteur, après tout. Improviser, ça fait partie du métier !
Et le dément, tout sourire, de lever son arme tranchante vers la jeune fille.
- Adieu, Red.


Un coup de feu retentit. Pendant un instant, Snow cru défaillir. Elle revoyait une balle transpercer la poitrine de Queen et la neige immaculée se teinter de rouge. Pourtant, dans sa tentative de chasser l'insoutenable souvenir de sa mémoire, elle ouvrit grand les yeux et entrevit la balle qui frappa Andrea entre les yeux. L'Auteur bascula en arrière, éclaboussant la boutique et chaque pièce de tissus qui s'y trouvait de cervelle ensanglantée.
Ashley et les jumeaux cachaient leurs yeux dans leurs mains, Alice suivait d'un regard incrédule les derniers instants de l'Auteur et Red, en état de choc, s'effondra dans les bras de Snow. Encore tout interdite, la jeune fille s'empressa de rattraper son amante, couverte des débris qu'avait propulsés sur elle le crâne d'Andrea en explosant. En essayant de retracer mentalement le trajet qu'avait effectué la balle avant de se loger dans la tête du macchabée, le regard de Snow rencontra la figure bienveillante de Rosa, debout dans l'escalier, son fusil à bout de bras.


Le pick-up effectua un léger dérapage dans la boue du chemin et Red coupa le moteur.
- C'est ici, déclara-t-elle.
Snow descendit de voiture. Dix ans plus tôt, c'était ici, à Hartland, qu'une série de drames les avait réunies, Red et elle. Ce jour-là, le jour de Pâques, Rosa avait abattu l'homme qui menaçait sa petite-fille. Les témoins présents étaient tous mineurs, et il s'était écoulé des mois avant que ne fût admise la légitime défense. Rosa avait succombé, quelques semaines à peine après sa remise en liberté, des suites d'un coma éthylique. Une fois leur diplôme d'étude en poche, Snow et Red avait quitté Hartland, comme Snow en avait un jour fait la promesse à la grand-mère de sa bien-aimée. Elles avaient toutes les deux poursuivi leurs études à la faculté de Williston et avait emménagé dans un appartement en ville, aux frais de leurs pénibles héritages. L'année précédente, elles avaient toutes deux décroché leur diplôme en criminologie, commencé à travailler pour la police fédérale et à ne plus dépendre financièrement des fantômes des figures maternelles que la malédiction d'Hartland avait emportées dans sa course. La mère de Red leur rendait régulièrement visite. Red avait tendance à la trouver invasive mais Snow sentait qu'à sa manière, maladroite, réservée et entachée par la culpabilité, Violet Wood aimait sincèrement sa fille. À dire vrai, Snow prenait un plaisir certain à la recevoir. Parce qu'elle n'avait jamais reçu de coups de la part de Violet et qu'elle la savais ne pas être foncièrement mauvaise, quoi qu'elle n'eût jamais été un bon parent, Snow avait trouvé en elle un maigre substitut des deux mères que la vie lui avait déjà arrachées.
Depuis qu'elles avaient laissé Hartland derrière elles, Red et Snow n'avaient eu de nouvelles ni d'Ashley, ni d'Alice. Un peu avant leur départ, Ashley s'était rebiffée contre sa tante et avait fait ses valises pour Chicago, où elle avait été admise dans une école de médecine. De ce que Snow en savait, Alice était restée à Hartland. Quand avait-elle pris son envol et était-elle jamais partie ? Nul n'aurait pu le lui dire. Quelques semaines avant leur venue, Snow était tombée en librairie sur un livre signé d'Alice Marvell. Elle s'était arrêtée à la première phrase : « Un jour, mon père m'a assurée que j'étais la plus belle œuvre à laquelle il a jamais donné vie. Ce même jour, sa tête a volé en éclats devant mes yeux. ».
Un an après qu'elles eussent quitté la ville, une tornade avait tout emporté sur son passage. Tout, sauf l'arbre géant. Aujourd'hui, Hartland n'était plus qu'une ville-fantôme, un hameau désert où l'hiver lui-même ne s'attardait plus, la sépulture secrète d'êtres dont un auteur dément avait volé les vies pour les changer en conte. Snow contemplait le paysage désolé de cette ville évanouie dans le temps. Comme autrefois, Red l'attira vers ce qui avait un jour était un sous-bois.
- À quoi tu penses, Snow ?
- Est-ce que tu crois qu'il y a encore une vie sous nos pieds ? Quelqu'un, qui, quelque part, écrit les lignes du destin ?
- Ça, ça n'a d'importance que pour ceux qui les liront.