samedi 3 janvier 2015

En Fin de Conte... 1/3



En fait, l'idée de l'histoire m'est venue d'une manière tout à fait stupide. Je cherchais juste une idée pour une nouvelle de Noël. Noël, pour moi, ça évoque la neige - oui, sinon ça n'a aucun charme... - et alors - allez savoir pourquoi ! - c'est Blanche Neige qui m'est venue à l'esprit. D'ailleurs, il faut dire que Blanche Neige a eu droit à pas mal d'attention ces dernières années : deux films en son honneur et un personnage récurent dans la série Once Upon A Time. Enfin bref, du coup mon idée de Blanche Neige n'était pas le comble de l'originalité ! ... Donc, pour agrémenter un peu tout ça, j'ai décidé de remodeler complètement le conte de fée et de le prendre dans un tout autre sens. Alors, peut-être que le récit va vous sembler un peu voire complètement what the fuck, mais considérez que ceci est ma volonté. Dernière petite précision concernant les prénoms des personnages, que j'ai choisi de conserver assez proches de ceux des personnages d'origine : je vous accorde que ça n'est pas d'une grande crédibilité, mais c'est plutôt le côté symbolique que j'ai voulu privilégier ici.
Bien, je crois que tout est dit. Je n'ai plus qu'à vous souhaiter une agréable lecture.

Print by frankhong

Rouge Comme La Neige.
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La voiture prit un nouveau virage. La fenêtre était complètement givrée et Snow ne distinguait que son propre reflet dans la vitre. Aussi loin qu'elle essayait de regarder, tout ce qu'elle voyait, c'était ce visage, dont la pâleur était amplifiée par l'écran blanc qu'était devenu le carreau gelé, avec ses grands yeux noisettes, ses lèvres rouges et charnues et son épaisse tignasse, aussi noire que les plumes d'un corbeau, dont les mèches rebelles bataillaient tout autour de sa figure. Elle avait tout juste dix-sept ans, et pourtant ses traits étaient marqués. Ils l'avaient toujours été, lui semblait-il, comme les impérissables cicatrices d'une existence bercée par les peines.
Snow reporta son regard sur la route. Les traces sur la chaussée témoignaient du passage des sableuses, mais pourtant le goudron était toujours enseveli sous une pellicule blanche qui ne cessait de prendre du volume.
- C'est encore loin ? demanda-t-elle.
À peine avait-elle achevé sa phrase qu'un lourd bâillement sortit de sa bouche.
Queen, installée au volant, lança un regard en coin dans sa direction et un sourire tendre se dessina sur ses lèvres. Toujours tirée à quatre épingles, Queen ne paraissait pas ses trente-cinq ans. Comme Snow, elle avait les cheveux noirs, mais ceux-ci étaient fins, lisses et soigneusement arrangés en un impeccable carré. Ses yeux, plus petits que ceux de l'adolescente, oscillaient entre le gris et le vert, sans que jamais l'une des deux teintes ne l'emporte définitivement sur l'autre. Ses traits doux et son assurance apparente lui conféraient l'allure d'une personne de confiance, et Snow ne doutait pas qu'elle l'était. Bien qu'il n'y eût pas réellement d'air de famille entre elles, en les voyant, on aurait aisément pu croire qu'elles étaient mère et fille.
- Hartland n'est plus qu'à vingt kilomètres, soupira Queen, mais avec cette neige...
Sans qu'elle n'eût besoin d'achever sa phrase, Snow comprit qu'il leur faudrait encore un certain temps avant d'arriver à destination. Dans un sens, même si le trajet l'avait fatiguée, elle n'était pas pressée de débarquer. Jusqu'à ce jour, Snow n'avait jamais vécu ailleurs qu'à Williston, et ce déménagement l'inquiétait. Ce changement d'adresse avait été décidé soudainement et elle ne s'était pas encore vraiment faite à l'idée qu'elle allait devoir prendre un nouveau départ, ailleurs. Peut-être était-ce enfin l'occasion de laisser derrière elle les fantômes de son passé. C'est du moins ce qu'elle tentait de se dire, afin de relativiser.
Jusqu'alors, la vie n'avait pas toujours été rose, pour Snow. Sa mère était décédée en la mettant au monde et elle n'avait jamais rien connu d'elle que de vieilles photos et quelques anecdotes, relatées par son père. C'est ce même père qui l'avait élevée et traitée comme une véritable petite princesse. Snow et lui avaient été une famille à eux seuls, des compagnons inséparables, de véritables amis qui n'avaient rien à se cacher, et ce même lorsqu'elle avait grandi. Aussi, quand son père avait rencontré Queen, les choses n'avaient pas été évidentes. Mais cette femme rendait son père heureux, alors Snow avait finalement accepté sa présence et avait même fini par l'apprécier sincèrement. Queen avait épousé son père et était devenue très officiellement sa belle-mère. Mais un an à peine après ce mariage, on avait décelé la leucémie du père de Snow et, quelques mois plus tôt, la maladie l'avait emporté. Queen était alors devenue la seule personne à laquelle l'adolescente pouvait se raccrocher, la seule qu'elle pouvait encore considérer comme une famille. Sa belle-mère avait été d'un précieux soutien et, ensemble, elles avaient traversé le deuil et remonté la pente. Deux semaines après l'enterrement, Queen avait décidé du déménagement et Snow, reconnaissante, n'avait pas eu le cœur de s'y opposer.
- Tu verras, dit Queen, Hartland est un endroit sympa ! Ça te changera de la ville, c'est certain, mais je suis sûre que tu vas t'y plaire.
Snow haussa les sourcils, dubitative.
- J'ai vécu là-bas assez longtemps pour le savoir, insista Queen. Crois-moi, l'air de la campagne, ça te fera du bien ! Ça nous fera du bien à toutes les deux !
L'adolescente commença à frotter le carreau de la vitre passager avec la manche de son blouson, mais le givre était à l'extérieur et l'empêchait toujours d'apercevoir le paysage.
- Tu vivais là-bas, avant de rencontrer mon père ? demanda-t-elle à Queen.
- Oui, exactement.
- Et tu n'as pas pensé à revendre ta maison ? Tu l'as gardée tout ce temps ?
- En fait, je comptais revenir, un jour.
Snow cessa de frotter la vitre et se tourna vers sa belle-mère, en fronçant les sourcils :
- Alors pourquoi est-ce que tu es partie ? Tu as rencontré papa à Williston, que je sache.
Queen soupira. Ses doigts se crispèrent sur le volant. Après quelques instants d'hésitation, elle expliqua :
- J'étais en conflit avec certains de mes voisins. J'avais besoin de souffler un peu, tu vois, alors je suis venue m'installer en ville pour quelque temps, mais c'était provisoire. Et puis, j'ai rencontré ton père, et le provisoire est devenu permanent. Peut-être que j'aurais fini par vendre la maison si les choses s'étaient passées différemment. Mais les évènements, nous ne les avons pas choisis. Je ne suis pas une fille de la ville, et franchement je ne sais pas comment j'aurais pu vivre seule avec toi à Williston. Il n'y a plus que toi et moi maintenant. Tu n'as jamais eu de mère et je n'ai jamais eu à m'occuper de personne d'autre que moi-même. On forme une famille plutôt chaotique, mais on est quand même une famille. Alors, même si c'est dur, on va s'efforcer d'être là l'une pour l'autre, et tout se passera bien.
Queen avait un débit de paroles plutôt important. Elle parlait, spontanément, et finissait souvent par se perdre elle-même dans ce qu'elle disait. Au bout d'un moment, à force de réfléchir à voix haute, elle finissait par réaliser qu'elle avait la charge de Snow. Et alors cette belle assurance qui émanait d'elle disparaissait pour laisser place à tous les doutes d'une femme qui se retrouvait soudainement la nouvelle mère de la fille d'une autre et qui, malgré la meilleure volonté du monde, n'avait pas la moindre idée de comment s'y prendre avec elle.
Snow aimait la voir douter, non pas qu'elle trouvât ça risible, mais parce qu'alors elle pouvait avoir la conviction qu'elle n'était pas la seule à se sentir dépassée par les évènements et complètement perdue.

Au loin, derrière le rideau de neige qui s'abattait sur la campagne, Snow distingua bientôt les toits des maisons et le clocher de l'église, simples ombres égarées dans ce vaste tableau blanc. C'est à allure lente – presque au pas – que la voiture passa le panneau d'Hartland : une petite bourgade de deux-mille-cinq-cent habitants avec une moyenne d'âge de quarante-deux ans, perdue entre des hectares de prairies vierges et de massifs forestiers.
Toujours à vitesse réduite, la voiture traversa l'avenue principale. La chaussée était dégagée, bien qu'un épais manteau blanc de plus de dix centimètres d'épaisseur couvrait les trottoirs. Le brouillard s'engouffrait partout où il le pouvait, laissant flotter dans la moindre ruelle sa longue traînée opaque. Il donnait à cette ville des allures fantomatiques. Les rues étaient désertes, les commerces fermés et les rares passants que l'on croisait s'apparentaient davantage à des âmes errantes, perdues dans le néant de l'hiver. Hartland n'était pas une ville : c'était une citée figée sous la glace, un vestige congelé dans une éternité statique.
Snow levait les yeux devant ce spectacle d'une féérie glaciale. Elle balbutia :
- Est-ce que tu as... vraiment vécu ici ?
Pour unique réponse, Queen hocha la tête, dans un gémissement quasiment inaudible. Snow su immédiatement qu'une chose terrible c'était produite en ce lieu; et pourtant Queen avait décidé de revenir, comme si autre chose devait encore être accompli, comme si une revanche l'attendait au détour d'une ruelle. Elle avait dit avoir fui un conflit de voisinage. De quel genre d'affaire pouvait-il bien retourner ?

La voiture tourna dans une impasse, ralentit, puis s'arrêta complètement. Queen coupa le moteur.
- Nous y sommes, lâcha-t-elle.
Il fallut le temps à Snow de reprendre ses esprits. Elle avait l'impression d'être figée, elle aussi. La fatigue et le froid avaient enrobé ses muscles et l'empêchaient de quitter le siège passager. C'est seulement lorsque Queen lui ouvrit la portière qu'elle trouva la force de s'extirper du véhicule.
La maison de Queen se situait au bout d'une impasse. Comme quasiment toutes les autres habitations environnantes, sa façade était en bois clair. Une étroite allée de pierres plates conduisait à un escalier, qui lui-même permettait d'accéder à une petite terrasse en bois, au fond de laquelle se trouvait la porte d'entrée. L'étage de la maison s'avançait au-dessus et était maintenu par des grosses poutres qui se confondaient ça et là avec la balustrade.
Snow s'avança dans l'allée, qu'elle ne pouvait que deviner sous cet épais tapis neigeux. Les volets de la demeure étaient clos et elle semblait laissée à l'abandon. Pourtant, en grimpant les marches du perron, l'adolescente remarqua que le journal avait été laissé devant la porte. Il n'y en avait qu'un exemplaire et il datait du matin même.
- C'est étrange, remarqua-t-elle. Tu avais prévenu quelqu'un de ton retour ?
Queen la rejoignit sur la terrasse, les bras chargés d'un gros carton.
- Non, affirma-t-elle. Pourquoi, tu penses que j'aurais dû ?
Snow se baissa pour attraper le quotidien laissé à terre. Elle expliqua :
- On t'a apporté le journal.
- Et alors ?
- Pourquoi est-ce qu'on distribuerait le journal à une personne qui est absente depuis des années, sinon parce qu'on pense qu'elle est de retour ?
Queen haussa les épaules et posa le carton à terre afin d'introduire la clé dans la serrure.
- Je suppose que le livreur l'a fait machinalement.
- Si c'était le cas, il l'aurait fait tous les jours depuis ton départ, et alors ce n'est pas un seul journal mais toute une pile qui t'attendrait sur le pas de ta porte. De toute manière, quelqu'un aurait bien fini par voir le courrier s'amonceler et on aurait cessé de le distribuer. Et puis, ce n'est pas comme si le journal avait été jeté ici par hasard : quelqu'un est venu le déposer jusque sur la terrasse !
Queen poussa la porte et reprit son carton en soupirant :
- Parfois, mieux vaut ne pas se focaliser sur ces petits mystères, sinon une coïncidence devient une évidence et on se met à voir le mal partout, en particulier là où il n'est pas.
Snow passa la porte et rejoignit Queen dans l'entrée : une pièce étroite où il n'y avait de place que pour l'arrivée de l'escalier et un petit meuble en bois sombre sur lequel était posé le téléphone. En-dessous de l'escalier, étaient fixés au mur quatre crochets en bois qui semblaient faire office de porte-manteaux. Queen se défit de sa grosse veste en velours et invita Snow à se dévêtir elle aussi. Quand elle se fût débarrassé de son manteau, Queen passa avec tendresse la main dans les cheveux de la jeune fille et dit doucement :
- Cesse donc de te triturer l'esprit. Nous avons mieux à faire et on ne va pas laisser un journal gâcher notre journée.
L'adolescente jugea préférable de ne pas insister. Néanmoins, elle en avait la certitude, quelqu'un attendait leur venue.

Il leur fallut moins de deux heures pour s'installer. Elle n'avaient apporté que peu d'affaires de Williston, Queen ayant conservé ses meubles et la plupart de ses biens dans sa maison. La majorité de ce qu'elles avaient transporté jusqu'ici appartenait à Snow. Queen lui attribua pour chambre une pièce du premier étage dans laquelle, disait-elle, elle n'avait jamais rien eu à mettre. Elle déclara sur le ton de la plaisanterie que cette chambre avait sans doute toujours été là dans l'attendre de son occupante.
- Ne dit pas ce genre de chose, grogna Snow. Je ne crois pas au destin, et je ne veux pas qu'il y en ait un. Ça serait complètement glauque, si tout ce qui devait se produire était planifié à l'avance. Ça voudrait dire qu'on est tous condamné à subir notre existence.
Le sourire disparut des lèvres de Queen, laissant place à un visage froid, emprunt de gêne.
- Ce n'est pas ce que je voulais dire, s'excusa-t-elle.
Ça n'était rien, l'assura Snow, consciente qu'elles avaient encore beaucoup à apprendre l'une de l'autre et que vivre ensemble demanderait des efforts de la part de chacune.
Queen aida l'adolescente à monter ses cartons et les meubles de sa chambre, lesquels se résumaient à peu de choses. Queen n'avait pas voulu loué de camion de déménagement, aussi n'avaient-elles conservé que deux meubles de l'appartement de Williston : le bureau de Snow, un meuble en kit qui pouvait se démonter et se remonter assez facilement, et le canapé dépliant qui allait lui servir de lit. En plus de quoi, Queen lui avait fourni une grosse armoire en bois en guise de garde robe. Celle-ci appartenait à sa famille, avait-elle expliqué, mais elle n'avait rien de particulier à y ranger. Chambres vides, meubles vides. Snow se mit à penser que sa belle-mère avait dû se sentir bien seule, durant des années, dans cette maison.
Une fois le mobilier en place, Queen s'était retirée afin de faire un peu de ménage et Snow avait défait ses cartons, terminant d'investir son nouvel espace de vie. Pourtant, même une fois tous ses vêtements rangés dans l'armoire, sa chaîne hifi et ses cadres posés sur son bureau, ses cours empilés au fond des tiroirs, sa peluche favorite installée sur le canapé et ses petits trésors sans valeur dissimulés en-dessous, elle ne parvenait toujours pas à se sentir chez elle dans cette chambre. Elle ressentait le besoin pressant de s'évader quelques instants et elle ne voyait que l'air pur et le froid hivernal pour lui changer les idées efficacement.

Même enveloppée dans son manteau, un vêtement gris dont la capuche était bordée de plumes blanches synthétiques douces comme du duvet, Snow ne pouvait s'empêcher de claquer des dents. Elle avait enfoui ses mains au fond de ses poches molletonnées et enroulé autour de son cou une grosse écharpe en laine. Elle avançait, tête baissée face à la neige tombante, en direction du fond de l'impasse. Au bout, elle avait repéré une étrange sculpture. En s'approchant, elle constata que ce n'était rien de plus qu'une vaste aire de jeu. Il y avait là une cabane en bois, à laquelle on accédait par une échelle, ou par un mur d'escalade, et de laquelle sortait le tube d'un toboggan. Raccrochée à la structure, une armature de fer soutenait deux balançoires. Machinalement, Snow prit place sur l'une d'elles, s'agrippa aux deux chaînes qui la maintenait suspendue au-dessus du sol et commença à se balancer. Elle se revoyait petite fille, une après-midi où son père l'avait emmenée au parc et avait poussé sa balançoire de plus en plus haut. Elle se rappelait avoir ri, en prenant de la hauteur, alors que d'autres fillettes auraient hurlé de peur, parce qu'elle savait que son père ne l'aurait jamais laissée tomber. Elle savait qu'il aurait toujours été derrière pour la rattraper, pour la protéger. Aujourd'hui, en se balançant faiblement, elle avait peur de vaciller, parce qu'elle savait que rien d'autre que la neige glacée n'amortirait sa chute.
Soudainement, alors que son regard se perdait dans la contemplation des toits blancs d'Hartland, Snow eut la désagréable sensation d'être épiée. Elle posa un pied au sol, freinant ainsi la balançoire, et leva les yeux sur la cabane. Il lui fallut les plisser pour parvenir à voir quelque chose à travers cette pluie de flocons denses. Mais, en effet, entre deux planches de bois, elle finit par distinguer deux yeux tout grands ouverts dont les iris, d'un bleu éclatant, n'étaient pas sans rappeler la couleur d'un lagon gelé. Les deux grosses pupilles sombres qui se tenaient au milieu était braquées sur l'adolescente. Cependant, lorsque Snow plongea son regard dans celui du supposé espion, ce dernier eut un mouvement de recul et se retira dans la cabane. Snow bondit de la balançoire.
- Qui es-tu ? cria-t-elle. Sors de là, je t'ai vu !
Aussitôt, des coups retentirent dans le toboggan et elle entendit un corps y glisser : le tissus de ses vêtements et les semelles de ses chaussures frottaient contre la paroi métallique du tube, provoquant un bruit rauque presque sinistre. Une paire de bottes bleues en émargea et bientôt une fillette se tint debout devant Snow. Elle était de petite taille et de maigre corpulence. Seuls des bas blancs couvraient ses jambes chétives, lesquelles tremblotaient, faisant s'entrechoquer ses genoux. Elle portait une robe courte dont l'imprimé bleu faisait écho à ses chaussures. Elle n'avait pour manteau qu'une longue cape blanche avec cousu dans le dos un énorme as de pique, accrochée autour de son cou par une grosse épingle. Elle avait encore le visage doux d'une enfant, avec ses joues rondes et ses traits fins. Ses lèvres d'une belle teinte rose portaient un sourire malicieux. Ses grands yeux bleus débordaient d'innocence. Elle avait un petit nez en trompette, absolument adorable. Et pour compléter le tableau, d'élégantes boucles blondes tombaient comme des cascades de son crâne et venaient encadrer ce délicieux visage.
La fillette décrocha son plus grand sourire à Snow et se présenta avec enthousiasme :
- Je m'appelle Alice Marvel. J'habite juste en face.
Cette gamine n'était vraiment pas farouche, songea Snow. Alice la pointa du doigt :
- Toi, tu es nouvelle en ville. Dis, c'est quoi ton nom ?
- Snow.
Alice fit un tour sur elle-même, le nez en l'air, ouvrant la bouche pour avaler les flocons.
- C'est joli, Snow, décréta-t-elle. Tu vis avec Queen, pas vrai ?
- Oui, Queen est ma belle-mère. Tu la connais, à ce que je vois.
La fillette hocha la tête.
- C'était déjà ma voisine avant. Je me demande pourquoi elle est revenue.
- Moi aussi, soupira Snow.
- Si je l'apprends, je te le dirai, c'est promis.
Snow dévisagea la petite. Comment pourrait-elle être mise au courant des raisons qui avaient fait revenir Queen à Hartland ? Alice éclata de rire devant cette question.
- Parce que je sais tout, assura-t-elle. Je suis les yeux et les oreilles de cette ville !
- Comment ça ?
- Des personnages étranges me visitent dans mes rêves, et ils me révèlent tout ce qu'il y a à savoir. Je sais tout ce que tout le monde ignore, ici. Je sais tout sur tout le monde.
Snow fut secouée par un violent frisson. Elle ignorait s'il était dû au froid ou aux propos d'Alice. Elle s'apprêtait à demander plus amples informations à la fillette, lorsque la porte de la maison voisine s'ouvrit dans l'impasse et qu'une femme sur le perron l'appela. Alice se sauva, avec pour seul au-revoir un signe de la main.

Snow ferma la porte de la maison derrière elle et jeta son manteau sur l'un des crochets fixés au mur. Elle trouva Queen dans le salon, accroupie devant un grand sceau d'eau, un torchon humide en main, en train de nettoyer la baie vitrée. Le salon était la plus vaste pièce de la maison. Un canapé en tissus rouge délavé y faisait face au poste de télévision : un modèle avec des contours boisés et de gros boutons sur lequel se dressaient deux longues antennes. C'était l'un des rares de la ville, où le petit écran ne s'était pas encore démocratisé. Entre le sofa et le téléviseur, le parquet était couvert par un épais tapis beige. Dans un coin de la pièce, se dressait une bibliothèque d'angle dans laquelle les livres s'entassaient par dizaines, débordaient par endroits et paraissaient sur le point de la faire exploser. Au-dessus du meuble, était posé un petit coffre cadenassé. Il n'y avait nulle cloison entre le salon et la cuisine. La séparation entre les deux pièces était simplement marquée par un poêle à bois à droite, et sur la gauche une petite table encastrée dans le plan de travail.
Queen tourna la tête vers l'adolescente.
- Tu as fait une bonne promenade ?
Snow approuva, hésitant quant à parler de sa rencontre avec Alice et surtout de l'étrange impression que lui avait laissée la petite. Finalement, elle résolut de garder cela pour elle.
Tandis que Queen reprenait sa tâche, Snow tenta d'allumer la télévision. Mais celle-ci ne captait que trois chaînes et, à cause de la neige, deux d'entre elles n'affichaient à l'écran qu'une pluie de pixels achromes. Elle se laissa mollement tomber dans le canapé. Au même moment, la sonnette retentit. Queen, dont les mains dégoulinaient de savon, releva la tête.
- Tu peux aller ouvrir, Snow ? demanda-t-elle.
La jeune fille quitta le sofa et courut dans l'entrée pour acceillir leur visiteur. Le battant de la porte s'ouvrit sur une autre adolescente, qui semblait à peu près du même âge qu'elle. Son visage rond inspirait une sympathie immédiate. Son sourire était simple et son regard sincère. Son épaisse chevelure blonde foncée tombaient sur ses épaules, dessous la capuche de son gros manteau. Celui-ci semblait avoir été confectionné à partir d'innombrables chutes de tissus cousues les unes aux autres. Et, aussi mal assortis qu'en étaient les couleurs et les motifs, cela conférait au vêtement son charme unique. La fille se tenait droite, sur le pas de la porte, les pieds serrés et le menton relevé. Elle tenait à deux mains devant elle la hanse d'un panier d'osier dont le contenu était dissimulé sous un linge blanc.
L'inconnue tendit une main amicale à Snow, qui la lui serra volontiers.
- Je suis Ashley, se présenta-t-elle, la voisine d'en face. J'étais venue souhaiter la bienvenue à Queen, mais je vois qu'elle n'est pas revenue seule. Heureusement que j'en ai fait beaucoup !
À ces mots, elle souleva le linge qui couvrait le panier. Dessous, avaient été soigneusement rangés une dizaine de muffins.
- Entre, insista Snow en s'écartant de la porte, tu vas attraper froid si tu restes plantée là.
Ashley s'avança dans la maison et referma la porte derrière elle, comme si elle était déjà familière à ces lieux. Elle devait être venue de nombreuses fois auparavant, songea Snow, lorsque Queen vivait ici. Cette dernière, qui avait rincé et séché ses mains entre temps, rejoignit les deux jeunes filles dans l'entrée et salua chaleureusement Ashley. Puis toutes trois s'installèrent sur la table de la cuisine pour goûter les gâteaux que la visiteuse avait gentiment apportés. Le moins que l'on pouvait dire, c'est qu'elle avait un don pour la pâtisserie ! Queen demanda à Ashley ce qui s'était passé à Hartland, depuis son départ. Pas grand chose, répondit cette dernière. Elle ajouta dans un profond soupir que rien ne changerait jamais, dans cette maudite ville. Après quoi, Queen quitta la table en prétendant qu'elle avait encore beaucoup de chose à faire et suggéra aux deux jeunes filles de faire connaissance.
Snow proposa à Ashley de monter dans sa chambre. C'était étrange de dire cela alors qu'elle ne se sentait pas encore ici chez elle. En entrant dans la pièce, Ashley en fit longuement le tour du regard, procédant à une sorte d'inspection détaillée des lieux.
- Tu n'as pas de lit ? s'étonna-t-elle.
- Si, la rassura Snow, le canapé se déplie.
Ashley baissa la tête.
- Moi, je n'ai pas de lit. Je dors sur un matelas posé au sol, dans le grenier. Ta chambre est sympa !
Snow n'osa pas la contredire. En comparaison à un grenier, la chambre la plus impersonnelle qui puisse exister devait paraître bien confortable. Les deux adolescentes s'assirent sur le canapé et entamèrent un long échange sur leurs vies respectives. Ashley, qui avait toujours vécu à Hartland, demanda à Snow d'où elle venait, où elle avait étudié auparavant et comment elle avait été amenée à habiter avec Queen. Snow dû relater le décès de ses parents et tenta tant bien que mal d'atténuer la dimension tragique de sa vie en décrivant Williston comme une ville agréable dans laquelle elle avait passé une enfance heureuse. Ashley posa la main sur son épaule et la considéra avec compassion.
- J'imagine ce que tu peux ressentir, déclara-t-elle. Mes parents sont morts également.
- Je suis désolée. Comment est-ce arrivé ?
- Tu n'as pas à te sentir désolée pour ça. Un stupide accident de voiture, un hiver comme celui-ci... La route qui mène à Hartland est plutôt dangereuse à cette saison. C'est pour ça que durant tout l'hiver, généralement, personne n'arrive ou ne part d'ici.
Snow jeta un œil par la fenêtre. Avec cette neige qui n'arrêtait pas de tomber, la route qui les avait menées ici Queen et elle devait déjà être impraticable. Elle se retourna vers Ashley :
- Tu as été placée dans une famille ?
- Non, je vis avec ma tante depuis, et ses deux filles. Je crois que je suis une charge pour elles. J'essaye de me rendre utile, pour compenser, mais je suppose que ça ne sera jamais suffisant.
- Si tes gâteaux ne peuvent pas compenser, vraiment, je ne comprends pas !
Ashley ne put réprimer un petit éclat de rire.
- Tu comprendras mieux quand tu auras fait leur connaissance, Snow. Ce ne sont pas le genre de femmes qu'on amadoue avec des pâtisseries ! Mais dis-moi, tu n'as encore rencontré personne, en ville, depuis ton arrivée ?
- Eh bien...
Snow hésitait toujours quant à parler de ce qui s'était passé sur l'aire de jeux. Cependant, il était plus simple de se confier à une personne de son âge qu'à sa belle-mère. Aussi finit-elle par raconter à Ashley sa rencontre avec Alice, et les étranges propos que la petite avait tenu.
- Alice, s'exclama Ashley, un vrai spécimen local ! Elle est un peu spéciale, c'est vrai, mais elle ne ferait pas de mal à une mouche. C'est juste une fille curieuse qui a du mal à laisser derrière elle ses rêves d'enfant.
- Quel âge a-t-elle, au juste ?
- Elle a eu des problèmes de croissance et est aussi restée petite fille dans l'âme. Sa taille et son côté naïf duperait n'importe qui ! Alice a quinze ans, pourtant.
Snow tomba des nues devant cette révélation. On aurait donné tout au plus une dizaine d'années à Alice, et en réalité elles n'avaient que deux ans de différence. L'intrigue grandissait pour Snow. Elle questionna encore :
- Mais, sait-elle vraiment des choses, comme elle le dit ?
- Elle en sait sûrement, répondit Ashley, mais elle en imagine la plupart. Tiens, si tu veux savoir, un jour, elle m'a dit que son rêve lui avait révélé mon destin.
- Et c'est quoi, ce fameux destin ?
- Si on en croit Alice, une bonne fée m'aidera à rencontrer un prince qui m'arrachera à ma misérable petite vie.
Elles se regardèrent un instant, essayant de réprimer les sourires qui grandissaient sur leurs lèvres, et d'un seul coup elles libérèrent toutes deux un violent gloussement.

Au début de la semaine suivante, Snow intégrait le lycée d'Hartland : un modeste établissement où étaient scolarisés seulement un peu plus de deux-cent élèves. Alors qu'elle finissait d'avaler le copieux petit-déjeuner préparé par Queen, Ashley sonna à la porte. La dernière fois qu'elles s'étaient vues, les deux adolescentes avaient convenu de faire la route ensemble. Au sortir de l'impasse, elles croisèrent Alice, elle aussi sur le chemin du lycée. L'étrange petite les rejoignit alors et, toutes les trois, elles traversèrent les rues enneigées d'Hartland.
Snow repéra immédiatement le lycée à sa grosse grille en fer forgée sur le sommet de laquelle étaient alignées les lettres Lycée Public d'Hartland. La cour de l'établissement était presque intégralement pavée. Demeuraient uniquement quelques parcelles de terre d'où émergeaient de solides troncs d'arbres. Personne ne les avait plantés, indiqua Alice. Ils faisaient partie de la forêt qui se trouvait là auparavant. Le lycée avait juste était construit autour. Quelqu'un lui avait raconté que des esprits vivaient au creux de ces arbres. Ils s'étaient cachés à l'intérieur à une époque lointaine et ne faisaient dorénavant plus qu'un avec eux. Ils se confondaient dans l'écorce et la sève et, si on tendait l'oreille, il arrivait, paraissait-il, qu'on les entendît chanter. Snow ne savait pas si elle devait y croire ou non. C'était une belle histoire, mais ça semblait insensé. Ashley lui adressa un léger sourire, pour lui faire comprendre qu'il ne fallait pas faire trop attention aux propos d'Alice.
Passée la grille du lycée, Snow se trouva face au bâtiment principal. Il ressemblait aux autres constructions de la ville. Sa façade boisée était peinte en vert et il était surplombé d'un toit en ardoises. Au centre, se dressait une tourelle, dans laquelle était encastrée un gros cadrant dont les aiguilles couraient au rythme des minutes.
Les trois jeunes filles s'avancèrent dans la cour et prirent place sur un banc, situé à l'ombre d'un chêne centenaire. Là, Ashley, qui savait être dans la même classe que Snow, commença à énumérer les matières que comportait leur emploi du temps de la journée. Snow ne l'écoutait qu'à moitié. Elle ne pouvait s'empêcher de promener son regard partout autour d'elle, de s'attarder sur la démarche et l'allure des autres élèves en se demandant lesquels seraient dans sa classe. La population d'Hartland semblait tellement différente de celle de Williston, sans que la jeune fille sût dire pourquoi exactement. Soudain, Ashley se tût. Snow s'apprêtait à s'excuser – sa camarade devait avoir remarqué son manque d'attention – quand elle remarqua qu'Ashley ne la regardait pas elle. Le silence s'était propagé d'un seul coup dans la cour du lycée et tous les regards convergeaient vers la grille, qu'une adolescente à l'air singulier venait de franchir. Elle avançait lentement, la tête baissée, faisant craquer le verglas sous les épaisses semelles de ses chaussures. Elle portait des bottines noires montantes et un pantalon moulant, tous deux en cuir. Un manteau rouge vif enveloppait ses épaules, tandis que la capuche rabattue masquait partiellement son visage.
- Qui est-ce ? interrogea Snow, intriguée.
- Red Wood, répondit Ashley.
Elle avait lâché ce nom sur un ton dont l'apparente neutralité tentait de masquer une immense froideur et une once de crainte qui n'avaient pas échappées à Snow. Celle-ci interrogea Alice du regard, espérant en apprendre davantage.
- Red Wood, reprit Alice, la fille qui a tué le loup !
- Elle veut parler de son voisin, expliqua Ashley. Bayron Wolf. Ça s'est produit il y a environ un an. Red lui a planté une dague en pleine poitrine, alors qu'il était venu dans le magasin de sa grand-mère. Elle vient de sortir de prison. Personne ici ne va l'accueillir à bras ouverts, parce que c'est une meurtrière.
Snow suivait du regard la jeune fille, qui traversait la cour sous les regards noirs des autres élèves. Nul ne prononçait un mot sur son passage. Tous semblaient intimidés par elle. Leur silence était plus violent que ne l'auraient jamais été les plus vives huées, parce qu'il traduisait au mieux tout le mépris qu'ils ressentaient pour cette criminelle.
- Pourquoi a-t-elle tué Bayron ? demanda Snow.
- Elle aurait dit aux enquêteurs que c'était une pulsion qu'elle n'avait pas pu contrôler, raconta Ashley. Elle n'a pas été jugée irresponsable de ses actes, mais la plupart des gens pensent qu'elle est complètement folle.
- C'était son destin, rien de plus, trancha Alice.
Red n'était déjà plus qu'un point rouge, au loin, qui poussait la porte de l'établissement et se réfugiait à l'intérieur. Snow baissa les yeux. Le destin, c'était un concept qui la répugnait. Si tout était décidé par avance, chaque être n'était qu'un pion et vivre n'avait aucun sens. Elle en était persuadée, chacun était le seul maître de sa destinée.

Après avoir récupéré ses livres et la clé de son casier, Snow se rendit à celui-ci pour y ranger quelques affaires. On lui avait attribué le n°77, du côté gauche du couloir. Alors qu'elle refermait la porte métallique et remettait en place le cadenas, une voix rauque qui lui était inconnue s'éleva à côté d'elle.
- Double sept ! Le chiffre du changement, selon certains. Enfin, selon ma grand-mère, tout du moins...
Snow tourna la tête d'un seul coup sur la capuche rouge tombant sur le visage de Red Wood. Elle eut un mouvement de recul. L'adolescente qui lui faisait face ôta le tissus qui dissimulait sa figure et adressa à Snow un sourire poli. Son visage était long, ses joues creuses et sur sa peau mate se dispersaient quelques gros grains de beauté, dont un foncé sous l'œil gauche qui soulignait son regard perçant. Ses iris étaient bleutés, mais ses pupilles occupaient une place si importante dans ses yeux en amande que ceux-ci paraissaient intensément noirs. Ses cheveux rougeoyants formaient d'épaisses crolles, ébouriffées par le port de sa capuche. Son nez arrondi surplombait des lèvres pulpeuses, trop crispées pour pouvoir retranscrire une réelle émotion. Le sourire de Red était feint.
- Je suis dans ta classe, ajouta Red. Je peux te conduire à ta salle, si tu veux.
Snow fit un pas de plus en arrière.
- Ça ira, déclina-t-elle. Ashley m'attend au fond du couloir.
Elle se détourna de Red au plus vite et pressa le pas. Cette fille ne lui inspirait pas confiance, et ça n'était pas uniquement parce qu'elle était accusée de meurtre. Il y avait quelque chose dans ses traits, dans son regard, dans son expression, de totalement déstabilisant. Le ton de sa voix était dur. Ses mots eux-même sonnaient faux. Elle faisait partie de ces personnes qui, lorsqu'elles s'adressent à vous, donnent immédiatement l'impression de voir en votre personne comme dans une flaque d'eau claire. Snow détestait cette sensation.

Cette première journée dans son nouveau lycée fut tout à fait spéciale pour Snow. Elle passa le plus clair de son temps à suivre Ashley, la seule personne de sa classe qu'elle connaissait et qui lui inspirait une réelle sympathie. Ce fut également l'occasion de faire la connaissance de Jacky et Anna, les cousines d'Ashley. Comme le lui avait dit cette dernière, ce n'était pas le genre de personnes que l'on pouvait amadouer avec des gâteaux. Snow avait immédiatement compris pourquoi. Jacky avait le même âge qu'elles et était aussi hautaine et sournoise qu'il est possible de l'être. Son physique, rendu quelque peu disgracieux par ses sombres cheveux crépus, son nez tordu et une taille enrobée, l'obligeait à se dissimuler derrière une couche faramineuse de maquillage et des vêtements coûteux. Anna, sa cadette, d'un an plus jeune qu'elle, avait des traits beaucoup plus doux. Ses cheveux, plus clairs, étaient aussi plus soyeux, et, bien que ses hanches étaient marquées, aucun excès de poids ne se laissait voir chez elle. Néanmoins, parce qu'un lien puissant existait entre les deux sœur, Anna suivait l'exemple de son aîné et se comportait comme une ignoble petite princesse, arrogante et capricieuse. Leur mère cédait à toutes leurs demandes et passait l'éponge sur toutes leurs fautes, raconta Ashley. Ainsi les deux pestes mises sur un piédestal ne connaissaient aucune limite et se donnaient le droit de martyriser leur cousine en guise de distraction. Au lycée, Snow pu observer une stupéfiante démonstration de leur sadisme, lorsqu'elles s'emparèrent du sac d'Ashley et le balancèrent dans la benne à ordures, obligeant celle-ci à y plonger pour le récupérer. Elles faisaient ça tout le temps, soupira Ashley. C'était presque devenu un rituel quotidien et personne n'y portait plus vraiment d'attention.
En plus de ses nouvelles rencontres, Snow se trouva confrontée à une situation qui la mettait particulièrement mal à l'aise. Elle avait constamment l'impression d'être épiée. Après avoir essayé de se convaincre pendant quelques heures que c'était le simple fruit de son imagination, elle avait commencé à prendre ses intuitions au sérieux et avait finalement remarqué les regards en coin que lui lançait régulièrement Red. Cette fille en avait après elle, pour une mystérieuse raison, ça ne faisait aucun doute. Cependant, n'ayant aucune preuve crédible à avancer, Snow jugea préférable de garder cela pour elle.
En sortant du lycée, en fin de journée, Snow et Ashley croisèrent Queen. Elle semblait pressée. En les voyant, Queen poussa un soupir de soulagement. Elle s'avança vers elles.
- Snow, demanda-t-elle, est-ce que tu pourrais aller faire une course pour moi ? Il faut que j'aille chercher un paquet plein de manuscrits au bureau de poste, à l'autre bout de la ville.
Queen était membre du comité de lecture d'une grande maison d'édition basée à Bismarck. Elle recevait régulièrement un lot de manuscrits à étudier. Avec les autres membres du comité et sa direction, était ensuite décidé si le manuscrit ferait l'objet ou non d'une publication.
- Bien sûr, accepta Snow, de quoi as-tu besoin ?
Queen tira de la poche de son manteau un papier chiffonné sur lequel elle avait griffonné en vitesse sa liste de courses. Au cas où Snow n'arriverait pas à comprendre son écriture, elle lut à haute voix :
- Un pot de miel, un gros paquet de sucre en poudre, de la poudre de cannelle et du gingembre. Tu devrais trouver tout ça à l'épicerie, dans la grande rue.
Snow hocha la tête. Queen glissa dans sa main la liste, ainsi que deux billets de vingt dollars. Puis elle reprit sa course en direction du bureau de poste.
- Je vais venir avec toi, déclara Ashley. Je ne suis vraiment pas pressée de rentrer !
C'était rassurant, pour Snow, de ne pas avoir à déambuler seule dans les rues d'Hartland qu'elle connaissait si mal. De plus, elle craignait que Red continuât de l'épier et n'avait aucune envie de se trouver une nouvelle fois seule en sa présence.

L'épicerie de la ville était tenue par le couple Blawst. Erwan Blawst en était le gérant attitré, mais il était bien rare de le voir quitter le comptoir de la boucherie, derrière lequel il s'affairait constamment à tailler les morceaux de viandes. Erwan était une véritable armoire à glace. Il avait, en son temps, été le champion d'athlétisme adulé du lycée d'Hartland, faisant la fierté de sa ville et de sa famille. Ses nombreux trophées étaient d'ailleurs exposés au-dessus de son étalage. Il aimait racontait à ses clients la façon dont il avait remporté chacun d'entre eux et pouvait passer des journées entières à relater ses jeunes années. À l'époque, on disait qu'il avait eu beaucoup de succès auprès des demoiselles et qu'il ne s'était pas donné la peine de se limiter au choix de l'une d'entre elles. Puis, les années passant, ayant laissé derrière lui son heure de gloire, son physique et son caractère avaient pâti et il avait résolu d'épouser l'une de ses voisines : une dénommée Belle. Celle-ci travaillait dorénavant pour lui. Elle assurait l'accueil des clients, répondait à leurs demandes et s'occupait de la caisse de l'épicerie, et ce avec une bonne humeur à toute épreuve.
Lorsque Snow et Ashley passèrent la porte de l'épicerie, Belle les accueillit avec son plus grand sourire et leur demanda immédiatement de quoi elles avaient besoin. Belle portait son nom comme un gant. C'était une personne charmante, qui débordait de douceur et d'énergie. Elle était modestement vêtue d'une robe et d'un tablier qui embrassaient cependant à merveille les formes de son corps et dans lesquels elle était tout à son avantage. Une lueur illuminait ses grands yeux bruns et éclairait l'intégralité de son visage. Ses cheveux étaient noués par un gros ruban dans une queue haute, de telle sorte qu'on ne voyait plus d'elle que cette figure aimable. Snow tendit à la jeune femme la liste que Queen avait dressée. Alors qu'Ashley et elle suivaient Belle dans les rayons du petit magasin, elle aperçut le colosse qui tranchait sauvagement des pièces de viande saignantes à l'autre bout du magasin, avec ses bras couverts de poils, son regard agressif, son nez cabossés. Il suait tant que l'on voyait les gouttes couler le long de son visage, que ses cheveux bruns tombaient avec raideur le long de son crâne et collaient à sa peau. Elle se demanda quelles qualités insoupçonnées Belle avait pu lui trouver pour en venir à le prendre pour mari. Snow savait que les apparences pouvaient s'avérer trompeuses, pourtant il était évident que ces deux-là étaient mal assortis.
- Quel bonheur que Queen soit de retour ! s'exclama Belle en attrapant un pot de miel sur une étagère. Ses sucreries nous ont manqué, les Noëls précédents.
- Quelles sucreries ? demanda Snow.
- Lorsqu'elle vivait ici, la veille de Noël, Queen avait l'habitude de confectionner une grande maison de pain d'épice. Chaque enfant du village qui sonnait à sa porte ce soir-là pouvait en rapporter un morceau. Queen est vraiment une personne généreuse !
Belle fit le tour du comptoir et posa les commissions à côté de la caisse. Elle rentra les prix dans la grosse machine.
- Vingt-trois dollars et soixante-huit cents.
Snow fit glisser ses billets sur le comptoir. Après avoir récupéré sa monnaie, elle se saisit du sac en papier dans lequel la caissière avait rangé ses achats et la salua poliment. Juste avant que les deux adolescentes ne sortent de la boutique, Belle lança :
- Passe le bonjour à Queen de ma part !
Snow acquiesça d'un hochement de tête et, accompagnée d'Ashley, reprit le chemin de la maison.

Après le repas, Queen s'installa dans le canapé pour éplucher l'un des manuscrits qu'elle avait reçus. Snow débarrassa la table et fit la vaisselle. Alors qu'elle finissait d'essuyer ses mains dans un torchon, Queen se leva pour remettre dune bûche dans le poêle et attiser le feu. La température de la pièce augmentait et Snow commençait à étouffer. Elle avait envie de respirer l'air frais de l'extérieur.
- Je vais faire un tour dans l'impasse, lança-t-elle en enfilant son manteau.
- Ne t'éloigne pas trop, recommanda Queen, on ne sait pas ce qui peut roder dans le coin !
Snow fronça les sourcils. Quels dangers pouvaient-il bien y avoir dans une ville aussi petite et paisible qu'Hartland ? Le seul agresseur qu'elle risquait de rencontrer était un ours de la forêt voisine, et les risques d'en croiser un au beau milieu de la rue étaient maigres.
Snow referma la porte derrière elle et marcha d'un bon pas jusqu'à l'aire de jeux. Lorsqu'elle arriva à la hauteur des balançoires, elle aperçut Alice assise sur l'une d'entre elles. Elle prit place à côté d'elle et commença à se balancer. Elle était songeuse. Après plusieurs minutes, Snow rompit finalement le silence.
- Elle m'observe, Red Wood. Qu'est-ce qu'elle me veut ?
- Je ne sais pas, murmura Alice. Tout est fini pour elle, le destin ne lui a pas réservé de fin heureuse. Ce n'est pas d'elle qu'il faut se préoccuper. Après-demain, nous serons le vingt-quatre décembre. La catastrophe annuelle ne devrait pas tarder à se produire.
Snow enfonça un pied dans la neige afin de freiner le mouvement de sa balançoire.
- La catastrophe annuelle ? répéta-t-elle.
- C'est cela. Hartland est une ville maudite. C'est l'homme au chapeau qui me l'a raconté, une nuit, alors que j'étais encore petite fille. Il a dit que plus jamais cette ville ne connaîtrait des festivités joyeuses. Et il avait raison. Les gens tentent de l'ignorer, essayent de mettre ça sur le compte du hasard. Mais depuis que ces rêves me sont apparus, chaque fête a été gâchée par une sordide affaire.
- Quelle genre d'affaire ? questionna encore Snow.
Alice ferma les yeux dans un soupir et commença à se balancer de plus en plus vite, de plus en plus haut.
- Ça a commencé quand j'avais neuf ans. Cette année-là, Belle a épousé Erwan Blawst. Je suppose que tu comprends pourquoi c'est un vrai gâchis.
Snow haussa les épaules :
- Après tout, si elle l'aime comme ça...
- L'année suivante, la coupa Alice, les parents d'Ashley sont morts dans un accident de voiture. Personne n'a jamais compris pourquoi ils avaient emprunté cette route enneigée. Le lapin me l'avait prédit dans un rêve, mais j'avais refusé d'y croire. Par la suite, j'ai essayé d'avertir les gens, mais personne n'a jamais voulu m'écouter.
- Et les autres catastrophes ?
Selon Alice, chaque fête à Hartland conduisait à un drame. Elle énuméra ces derniers les uns après les autres. Une année, on avait retrouvé une jeune fille de seize ans inconsciente. Elle n'était pas sortie du comma depuis. Une autre fois, une jeune femme internée en psychiatrie pour dépression s'était pendue par les cheveux aux barreaux de sa fenêtre : suicide théâtral mais réussi. Il y avait aussi ce jeune garçon, adopté juste avant Noël, dont la famille d'accueil avait subitement découvert l'étrange maladie : les uns après les autres ses membres se paralysaient et devenaient aussi durs que du bois.
- L'année passée, ajouta Alice, toute la ville préparait joyeusement les fêtes de Noël le jour où Red a planté sa dague dans la chair de Bayron Wolf. Et, si tu veux mon avis, Queen est revenue pour achever son travail.
Snow bondit de sa balançoire.
- Qu'est-ce que Queen a à voir là-dedans ? s'emporta-t-elle.
Elle ne voulait pas croire en une malédiction. Ça semblait juste insensé. Quant à sa belle-mère, c'était la seule personne en qui elle voyait une famille et elle ne voulait pour rien au monde la savoir impliquée dans l'un de ces tragiques évènements.
- Il y a de ça trois ans, expliqua calmement Alice, une fillette nommée Hansy et son petit frère Garrett se sont rendus chez Queen pour recevoir leur part de la maison en pain d'épice. Je les ai vus rentrer chez elle. Je ne sais pas s'ils sont ressortis, mais personne ne les a plus jamais revus depuis ce soir-là. Des rumeurs ont couru sur Queen. Certains disent que ce ne sont que des rumeurs. Moi, je sais qu'elle les a tués.
S'en était trop pour Snow. Sans plus pouvoir se contrôler elle leva le bras et assena une violente gifle sur la joue de la petite.
- Comment peux-tu dire une chose pareille ? cria-t-elle.
Alice appuya sa main sur son visage pour apaiser la douleur et, doucement, un étrange sourire s'installa sur ses lèvres. Toujours aussi sûre d'elle, elle insista d'un ton posé :
- Il y a un coffret dans le salon de Queen. La clé se trouve dans le tiroir de sa table de chevet. Je l'ai vu dans un rêve. Ouvre-le, et tu verras que j'ai raison.
Elle se releva, souhaita bonne nuit à Snow et rentra tranquillement chez elle. L'adolescente resta seule, debout dans la neige, en proie à ses doutes.

Depuis qu'elle était rentrée de sa promenade, Snow ne savait plus quoi penser, ni à qui faire confiance. Alors qu'elle était occupée à se brosser les dents, l'esprit torturé pas mille questions, Queen la rejoignit dans la salle de bain et passa ses bras autour de ses épaules. Snow recracha le dentifrice qu'elle avait en bouche et observa leur reflet dans le miroir. Queen était comme une mère pour elle. C'était stupide de penser qu'elle avait pu faire du mal à ces enfants. Ça n'était que des rumeurs grotesques !
- Mon beau miroir, chantonna sa belle-mère, dis-nous qui est la plus belle !
Quelques secondes s'écoulèrent sans qu'aucune d'entre elles ne bougeât.
- Pas très loquace, le miroir ! remarqua Snow.
Queen passa un doigt une main dans les cheveux de la jeune fille pour les démêler.
- Il n'a pas besoin de parler, dit-elle, on voit très bien que c'est toi la plus jolie de nous deux !
Elle sourit, plaqua un baiser sur la joue de Snow et quitta la pièce.
- Bonne nuit, Snow, lança-t-elle. Ne va pas te coucher trop tard.
- Bonne nuit...
Suivant la demande de Queen, l'adolescente se mit au lit immédiatement, mais il lui fut impossible de fermer l'œil. Elle regardait les aiguilles galoper sur le cadrant du réveil et, au fur et à mesure que les minutes s'écoulaient, sa curiosité grandissait. Que pouvait bien contenir le coffret posé sur la bibliothèque du salon ? Au bout de deux heures à douter, Snow repoussa finalement ses couvertures et se leva. Elle allait juste jeter un coup d'œil. Ça ne lui coûterait rien et, puisque Queen n'avait probablement rien à cacher, elle pourrait retourner se coucher l'esprit tranquille.
À pas de loup, elle s'introduisit dans la chambre de sa belle-mère. Celle-ci dormait à poings fermés. Snow ouvrit doucement le tiroir de la table de chevet. Exactement comme l'avait dit Alice, elle y trouva une clé dont la taille semblait correspondre à celle du cadenas qui protégeait le coffre. La clé en main, Snow descendit au salon. Elle tira les rideaux de la baie vitrée afin d'éclairer un peu la pièce. Puis elle se saisit de la boîte, enfonça la clé dans la serrure du cadenas, la tourna. Elle retira le cadenas et souleva le couvercle. Ses yeux s'écarquillèrent, tandis que le dégoût et l'effroi envahissaient son visage. Elle porta sa main à sa bouche pour contenir un cri et s'empressa de refermer le coffre, qu'elle remit en place comme si jamais elle n'était descendue.

Cette nuit-là, Snow ne pu fermer l'œil. À chaque fois qu'elle tentait de clore les paupières, la même image refaisait surface dans son esprit. Elle se revoyait tourner la clé et ôter le cadenas du mystérieux coffret. Alors elle soulevait le couvercle et découvrait, à l'intérieur, ce cœur complètement desséché, rendu gris par le temps. Si Alice disait vrai, il avait été arraché à la poitrine de l'un de ces enfants innocents. Aucune raison ne semblait expliquer que Queen possédât ce cœur et, sinon parce qu'il était l'unique preuve restante d'un crime, pourquoi le garder sous clé ? Alice avait raison. Queen n'était pas la femme douce et généreuse dont elle avait l'air. Snow ne savait plus comment se tirer d'affaire, comment quitter cette ville et fuir cette femme au passé noir.

Le lendemain matin, Ashley vint à nouveau sonner à la porte. Snow courut la rejoindre à l'extérieur sans même dire au-revoir à sa belle-mère. Accompagnée d'Alice, elles gagnèrent le lycée. Il devenait difficile de se frayer un chemin dans la couche de neige qui recouvrait les trottoirs. Cette incessante tombée de flocons faisait-elle, elle aussi, partie de la malédiction ?
Comme la veille, Snow se sentit constamment épiée par Red. Aussi subtils qu'étaient ces regards en coin, elle savait qu'elle ne la lâchait pas des yeux. Aucun de ses gestes n'échappaient à la fille au manteau rouge. Avant de quitter le lycée, au soir, Snow passa déposer ses affaires dans son casier. Red, qui visiblement disposait du casier voisin, était là également.
- Snow, lâcha-t-elle, c'est un prénom de saison !
Snow fit mine de ne pas l'avoir entendue. Elle referma son casier et tourna les talons, ignorant complètement celle qui s'était adressée à elle. De toute manière, dans son dos, Red continuerait de la surveiller. Elle pouvait sentir son regard constamment sur elle. Cela devenait pesant.
Parce qu'elle n'était toujours pas prête à croiser Queen a nouveau, Snow se rendit sur l'aire de jeu au lieu de rentrer directement chez elle. Alice était assise, les jambes dans le vide, sur le tube du toboggan. Snow grimpa pour l'y rejoindre et prit place à côté d'elle.
- Tu avais raison, reconnut-elle. J'ai vu ce que contenait la boîte.
- Ce n'est pas tout, déclara Alice d'un ton grave.
Snow l'interrogea du regard.
- J'ai fait un rêve cette nuit, raconta la petite. Le chat est venu me chercher et il m'a tout montré. J'ai vu ton destin, Snow. Et je suis certaine que c'est la catastrophe dont je te parlais hier.
- Qu'est-ce que tu as vu, Alice ? Qu'est-ce qui va m'arriver ?
Alice tira une grosse sucette de sa poche et commença à en défaire l'emballage.
- Ton père est mort, pas vrai ? C'est arrivé peu de temps après qu'il ait épousé Queen. Tu ne trouves pas que c'est une sacrée coïncidence ?
- Ça n'a rien à voir, il avait une leucémie...
- Peut-être qu'elle était au courant, alors. Elle n'aimait pas ton père; elle ne t'aime pas non plus. Elle s'est servie de vous. Elle a vécu à vos frais pendant des années, loin des rumeurs qui pesaient sur elle ici. Et elle est revenue à Hartland avec toi. Tu n'étais qu'un passeport, une façon pour elle d'acquérir un statut de mère exemplaire et de dissiper sa mauvaise réputation. Mais elle n'a plus besoin de toi, maintenant. Alors elle va t'éliminer.
Un violent frisson traversa le dos de Snow.
- Ce... ce n'est pas possible, bredouilla-t-elle. Elle ne ferait pas ça... Et puis c'est stupide, ce que tu dis ! Si elle me tue, tous ses efforts n'auront servi à rien !
- Détrompe-toi. Tu pourrais mourir par accident. Alors tout le monde éprouverait une sincère compassion pour Queen, qui aurait perdu sa belle-fille adorée. Imaginons, par exemple, que tu meures empoisonnée.
- Empoisonnée ? répéta Snow, septique.
- Tout à fait. Ta respiration pourrait s'arrêter nette, après que tu aies croqué dans une simple pomme. N'avale rien qui vienne d'elle, c'est compris ?
Snow promis de ne rien manger de ce que lui servirait Queen. Après quoi Alice bondit de son perchoir et courut en direction de sa maison avec, comme toujours, pour seul salut un rapide signe de main.

Snow ferma la porte de la maison et accrocha son manteau à un clou.
- Tu rentres plus tard que prévu, lança Queen depuis la cuisine.
- J'étais dehors avec Alice. Nous discutions.
La jeune fille passa la porte du salon. Queen était affairée à son plan de travail, un tablier de cuisine noué autour de sa taille. Une gigantesque maison en pain d'épice se trouvait posée devant elle, et elle était en train de la décorer avec de multiples friandises. Les tuiles étaient en biscuits, la porte en chocolat et les contours des fenêtres en nougat. De grands sucres d'orges décrivaient des arches, formant un chemin jusqu'à la porte. Et devant la maison, en guise d'arbres, elle avait planté de belles pommes d'amour. Snow n'en croyait pas ses yeux. La maison en pain d'épice était tout ce qu'il y avait de plus féérique et appétissant. N'importe quel enfant aurait voulu en avoir un morceau. Mais cette pâtisserie n'était qu'un appât. Peut-être qu'elle était intégralement toxique et que tous ceux qui y goûteraient seraient pris de maux d'estomac. S'ils avaient moins de chance, ils le paieraient de leur vie, et peut-être même y laisseraient-ils leur cœur.
- C'est fini ! s'exclama joyeusement Queen.
Snow ne pouvait quitter des yeux la terrifiante friandise. Elle ne pouvait s'empêcher de penser à quel point ce piège était sadique.
- Tu en veux un morceau, Snow ? demanda sa belle-mère. Profite-en, tu as le privilège de choisir la première !
- Non merci, répondit-elle sèchement.
Elle l'avais promis; elle ne n'avalerait rien de ce que Queen lui proposerait. Elle n'avait plus confiance.
- Allons, insista cette dernière, prends au moins une pomme d'amour. Quand j'en faisais, à l'appartement, tu adorais ça !
Queen décrocha l'un des bâtons sur lesquels étaient piquées les pommes du socle en pain d'épice et le tendit à Snow avec un sourire insistant. D'un grand revers de la main, la jeune fille envoya la pomme d'amour à terre. Elle articula, plus froidement encore :
- J'ai dis « non merci ».
Avant que Queen, demeurée bouche béante, l'air déconfit, n'eût pu prononcer un seul mot, Snow courut se réfugier dans sa chambre et en verrouilla la porte.
Au soir, elle refusa de dîner. Son ventre grognait, son estomac était creux. Mais elle savait que si elle mangeait quoi que ce fût dans cette maison, elle mettait sa vie en péril.

Le lendemain matin, l'estomac dans les talons, Snow se leva aux aurores. Alors que Queen dormait encore, elle descendit l'escalier sans un bruit. Elle enfilait son manteau quand elle remarqua que l'un des tiroirs du meuble en bois sombre avait été mal refermé. Elle s'apprêtait à le repousser quand, à l'intérieur, elle perçut quelque chose de brillant. Elle l'ouvrit alors un peu plus et découvrit, stupéfaite, un pistolet. Mis à part la crosse couverte de bois, je reste de l'arme était métallique. Le plus intrigant, c'est qu'il était parfaitement lustré. Une terrible pensée traversa l'esprit de Snow. Et si, face à l'échec de sa tentative d'empoisonnement, Queen avait décidé d'employer des méthodes moins douces pour l'éliminer ? Snow ne préférait pas encourir de risque. Elle glissa l'arme à l'intérieur de son manteau et referma le tiroir.
Elle sortit de la maison et fit quelques pas en direction de la route, le nez en l'air, profitant de la fraîcheur du matin. Sur la terrasse de la maison voisine, Alice, accoudée à la balustrade, tourna la tête vers elle. Snow s'avança jusqu'à sa hauteur.
- Je n'ai rien avalé depuis hier, grommela-t-elle. Je meurs de faim !
- Viens déjeuner au café avec moi, suggéra Alice.
Snow accepta l'invitation et laissa la petite la guider jusqu'à l'unique café de la ville, installé dans la rue principale, à quelques mètres de l'épicerie. Il était tenu par Henry Proe, un homme très grand et très mince auquel il était difficile de donner un âge moyen. Son visage était creusé. Il avait un imposant nez busqué et des yeux luisants. Mais la chose la plus étonnante chez lui était probablement sa barbe lisse et pointue, teinte en bleue.
Lorsque les deux jeunes filles s'attablèrent pour commander des pancakes, il était seulement un peu plus de huit heures. Le café était désert, à l'exception d'une femme d'un certain âge, aux cheveux blancs et au visage rond, assise devant le bar. Elle portait une robe noire à poids blancs et une paire de lunettes rondes. Son manteau, en fourrure, était plié sur le tabouret voisin. Malgré l'heure matinale, la vieille femme sirotait un whisky.
- Rosa Wood, indiqua Alice, la grand-mère de Red. Sa petite-fille vit chez elle. Rosa est couturière. Sa boutique se trouve juste à l'orée de la forêt, à l'écart du reste de la ville. Leur appartement est situé juste au-dessus.
La vieille femme reposa son verre vide sur le bar et en demanda un second.
- Rosa a une bonne descente, en tout cas ! railla Snow.
- Elle boit beaucoup, c'est vrai. C'est sans doute sa façon à elle d'oublier ses ennuis.
Après avoir englouti deux assiettes de pancakes, Snow resta dehors avec Alice. Elles longèrent la rue principale durant la totalité de la matinée et regagnèrent le café aux alentours de midi pour y prendre un repas. Alice s'excusa ensuite de devoir rentrer chez elle pour aider ses parents à préparer le réveillon. Snow resta seule devant son assiette vide.

Ne sachant quoi faire de son après-midi et n'ayant toujours nulle envie de croiser Queen, la jeune fille déambula dans les rues. À force de marcher, elle arriva dans une ruelle pauvre en habitations, parmi lesquelles elle reconnut la devanture d'un magasin de vêtements. Le commerce se trouvait juste à l'orée du bois. Ça ne pouvait être que celui de Rosa Wood. Snow s'en approcha. Elle traversa l'allée qui séparait la route de la porte d'entrée. Le jardin était entretenu. Les buissons étaient tous taillés et, dispersés de parts et d'autres de la pelouse, se tenaient des nains de jardin aux allures plutôt sympathiques. Snow en dénombra sept. Le chiffre du changement, songea-t-elle.
Lorsqu'elle poussa la porte de la boutique, une clochette retentit pour annoncer son arrivée, mais personne ne vint l'accueillir. Snow se permit de se promener entre les portes-vêtements et les mannequins. Il y en avait un certain nombre. Tous avaient été fabriqués ici, par la vieille femme. Malgré son taux l'alcoolémie, c'était une brillante couturière. Snow passa devant la caisse. Derrière, s'étalait l'atelier de Rosa. On y distinguait sur des tables et des mannequins des tissus tout juste découpés et des créations inachevées. Cependant, l'endroit était désert. Ni Rosa, ni sa petite-fille n'étaient là. En poursuivant son chemin, Snow parvint à l'escalier. À l'étage, se trouvait l'appartement. Elle se posta en dessous et mis ses mains autour de sa bouche, afin de porter plus fort le son de sa voix. Elle cria :
- Il y a quelqu'un ?
Seul le silence lui répondit. Snow resta plantée là quelques instants, à laisser aller son regard sur les vêtements suspendus aux cintres autour d'elle. Elle hésitait quant à grimper cet escalier, à aller explorer cet appartement en l'absence de ses occupants. Peut-être ainsi découvrirait-elle quelque chose sur Red qui l'aiderait à comprendre pourquoi elle la surveillait constamment. Elle allait poser le pied sur la première marche lorsque la clochette de la porte d'entrée retentit. La jeune fille tressaillit. Elle s'avança doucement vers la caisse. Personne.
- Il y a quelqu'un ? demanda-t-elle encore.
Une fois de plus, elle n'obtint aucune réponse. Elle soupira et se dirigea d'un pas lent vers la porte de la boutique. Elle allait baisser la poignée lorsque le plancher émit un lourd grincement, quelque part derrière elle. Snow fit volte-face.
- Qui est ici ? cria-t-elle.
- C'est juste moi, répondit une voix rauque. Je ne voulais pas te faire peur.
La capuche rouge du manteau de Red émergea de derrière un porte-vêtements.
- Tu cherches quelque chose ? demanda-t-elle à Snow.
- Non, balbutia Snow. Je... je m'en allais.
Elle poussa la porte et se jeta à l'extérieur de la boutique. Là, de peur d'être suivie, elle se mit à courir aussi vite que ses jambes le lui permettaient, en direction du bois. En passant par la forêt, il devait y avoir un moyen de regagner rapidement le bout de l'impasse. Snow courrait à en perdre haleine, sans oser se retourner pour vérifier si Red était à ses trousses. Pourquoi ne lui avait-elle pas tout simplement demandé ce qu'elle lui voulait ? Elle avait peur. Snow peinait à avancer. La couche de neige au sol était si épaisse que ses pieds s'enfonçaient dedans et, à chaque nouveau pas en avant, elle manquait de perdre l'équilibre. Elle avisa un endroit où le manteau blanc semblait moins dense et plus dur qu'ailleurs. Elle s'efforça de se diriger de se côté pour rendre sa course moins pénible. Alors, elle reprit de la vitesse. Soudain, alors qu'elle pensait être arrivée non loin de l'impasse où se trouvait la maison, elle aperçut une forme humaine, debout, un peu plus loin, qui avançait dans sa direction. Le froid qui agressait son visage tirait les larmes hors des yeux de Snow et sa vision était complètement trouble. Elle dut s'arrêter, essoufflée, pour distinguer le visage de la personne qui avançait dans sa direction. Alors, son cœur se mit à palpiter et ses membres à trembler. C'était Queen. Elle tenait dans sa main un objet imposant. Les rayons du soleil qui passaient à travers les arbres projetaient leur reflet sur un gros morceau métallique. C'était une hache.
- Snow, c'est toi ? demanda Queen.
L'adolescente ne répondit pas. Elle était paniquée et n'osait plus bouger. Sa belle-mère continuait d'approcher d'un pas vif.
- Qu'est-ce que tu fais ici ? lui demanda-t-elle. Je te cherche partout depuis ce matin.
Snow fit un pas en arrière.
- Je ne veux pas te voir ! Je sais qui tu es; je sais ce que tu me veux ! Je ne veux plus que tu m'approches !
- Enfin Snow, qu'est-ce que tu racontes ?
Queen s'approcha encore un peu et tendit une main en direction de la jeune fille. Celle-ci continua de reculer. Elle sentit son pied glisser sur une surface lisse et craquante : une plaque de verglas. Elle n'eut ni le temps, ni la force de se rattraper. Elle tomba en arrière. Heureusement, l'épais manteau de neige amortit sa chute. Queen avait ralentit mais persistait à venir dans sa direction. Affalée dans la neige, Snow tentait de se traînait en arrière.
- Pourquoi est-ce que tu tiens cette hache ? l'interrogea-t-elle. Les pommes empoisonnées et le pistolet n'ont pas fonctionné, alors tu comptes me fracasser le crâne en deux avec ça ?
Queen fronça les sourcils.
- Je suis juste venue couper du bois pour le feu. Tu me crois vraiment capable d'une chose pareille, Snow ? Tu penses que je veux te tuer ?
- Non, je ne le pense pas, j'en suis parfaitement convaincue !
Queen laissa tomber la hache à terre.
- Ça te va, comme ça ? Tu es rassurée ?
- Ne m'approche pas ! hurla Snow.
Mais Queen fit un pas de plus dans sa direction. Reculer était inutile, tant qu'elle était à terre. Envahie par la panique, l'adolescente plongea la main dans son manteau et en extirpa le pistolet qu'elle avait pris dans le tiroir de l'entrée. Elle l'empoigna à deux mains et le braqua devant elle, en direction de sa belle-mère.
- Un pas de plus et je tire ! la menaça-t-elle.
- Snow, supplia Queen, je t'en conjure, calme-toi. Tu vois bien que tout ça n'a pas de sens. Pourquoi est-ce que je voudrais te tuer ? On est une famille, toi et moi. Tu te souviens ? Tu es comme ma fille. Pourquoi je voudrais tuer la seule personne qui compte pour moi ?
- Parce que le destin en a décidé ainsi, lâcha Snow.
L'adolescente était impassible. Queen lui mentait, elle en était convaincue. Alice avait vu ce destin dans un rêve, et Snow avait les preuves suffisantes pour juger qu'elle avait raison. Cependant, selon elle, le destin n'existait que pour une unique raison : être renversé. Elle allait renverser le sien. De Queen et d'elle, l'une des deux devrait mourir. Mais Snow l'avait décidé, elle n'était pas celle qui y laisserait sa peau. Les bras tremblants, elle serra un peu plus fermement le pistolet entre ses doigts et glissa son index sur la partie métallique de l'objet.
- Snow, implora encore Queen, ne fais pas ça !
Elle pressa la détente.
- Non !
Le coup partit si vite que Snow n'eut pas le temps de se rendre compte de ce qui se passait. La balle fut éjectée du canon dans un bruit assourdissant et se logea instantanément dans la poitrine de Queen, qui s'effondra à terre. L'adolescente laissa tomber son arme et resta immobile, à retenir son souffle. Ses yeux, tout grands ouverts, ne pouvaient de détacher du cadavre de Queen, autour du quel la neige se teintait progressivement de rouge. Ce non douloureux résonnait dans sa tête. Ça n'était pas la voix de Queen, pourtant.
La neige craqua, quelque part devant, au-delà du corps inanimé de sa belle-mère. Snow releva la tête. Red se tenait debout, à quelques mètres de là, enveloppée dans son épais manteau rouge.
- Tu n'es plus blanche comme neige, hein ? lança-t-elle tristement.
Les yeux de Snow glissèrent à nouveau sur sa belle-mère. Le trou béant au milieu de sa poitrine rougissait lui aussi, à mesure que le liquide remontait à sa surface. Un murmure à peine audible s'échappa des lèvres de la jeune fille :
- Qu'est-ce que j'ai fait...
Red s'accroupit à côté d'elle. Les larmes jaillissaient des grands yeux de Snow et roulaient sur ses joues pâles. Elle prit sa tête entre ses mains et explosa en sanglots.
- Qu'est-ce que j'ai fait ?
Red posa sa main sur l'épaule de Snow et lui adressa un regard plein de compassion.
- Relève-toi, dit-elle en tirant sur sa manche. Relève-toi, Snow ! Tu ne dois pas rester ici !
La jeune fille releva la tête, essuya son visage couvert de pleurs du revers de sa main et, tant bien que mal, se remit debout avec l'aide de Red. Celle-ci la prit par les épaules et la regarda droit dans les yeux.
- Écoute-moi bien, dit-elle. Tu vas faire exactement ce que je te dis. Tu vas laisser cette arme ici et rentrer immédiatement chez toi. Tu ne vas pas sortir et tu ne parleras à personne de ce qui s'est passé. D'ici trois heures, tu me téléphoneras. Quelque part chez toi, il doit y avoir un livret où sont répertoriés les numéros de tous les téléphones de la ville. D'ici là, j'aurais fait en sorte que le corps et l'arme du crime aient disparus. Je viendrai te rejoindre, et nous irons voir la police signaler la disparition de Queen. Si on te demande, tu diras que nous sommes amies, et que c'est la raison pour laquelle tu m'as contactée. Si on t'interroge, tu ne dois pas non plus dire que tu es venue à la boutique. Personne ne t'a vue à part moi. Tu raconteras que tu es rentrée chez toi et que Queen n'était pas là. C'est compris ?
Snow fronça les sourcils.
- Pourquoi je devrais te faire confiance ? demanda-t-elle.
- Parce que je suis la seule qui puisse t'aider et aussi la seule qui, devant la vérité, ne te tiendra pas pour responsable de ce qui s'est produit.
- Pourquoi ? s'emporta Snow. Je suis responsable ! C'est moi qui l'ai tuée !
- Va-y, crie plus fort ! Tu veux que toute la ville t'entende ? Fais ce que je t'ai dit. Tu dois avoir confiance en moi si tu ne veux pas aller faire un séjour derrière les barreaux. J'ai déjà fait l'expérience. Crois-moi, tu n'as pas envie d'essayer.
La colère de Snow retomba.
- Rentre chez toi, insista Red.
Elle s'exécuta. Elle n'avait plus d'autre choix que de faire confiance à l'unique témoin de son crime.

En rentrant à la maison, Snow se mit immédiatement en quête du fameux livret contenant les numéros de téléphone. Elle le trouva dans le meuble de l'entrée, dans le tiroir qui, jusqu'à ce jour, avait également contenu le pistolet de Queen. Puis, ayant trouvé le numéro la boutique de vêtements, elle se laissa tomber à terre, sous les porte-manteaux, et laissa s'écouler toutes les larmes de son corps. Trois heures durant, elle garda cette position. Puis, quand le moment fut venu, elle se redressa, attrapa le combiné du téléphone, et composa le numéro. La voix de Rosa Wood lui répondit à l'autre bout du fil. Snow demanda à parler à Red. Rosa lui passa sa petite-fille. Red entama alors un enchaînement de répliques destiné à faire croire à sa grand-mère que Snow, restée seule chez elle, était morte d'inquiétude pour Queen qui ne rentrait pas. Snow, quant à elle, resta silencieuse en attendant qu'elle eût terminé. Red acheva son monologue en promettant de se dépêcher de venir. Quelques minutes plus tard, Rosa et elle grimpaient le perron de la maison et sonnaient à la porte. Snow leur ouvrit, les joues encore inondée de larmes.
C'était le début de la soirée et il faisait déjà nuit noire. Rosa et Red guidèrent la jeune fille jusqu'au poste de police, où un seul officier avait était resté pour le réveillon. Il prit la déposition de Snow en vitesse, prétextant qu'on ne considérait pas qu'il y avait raison de s'inquiéter si une personne avait disparue depuis moins de vingt-quatre heures. Rosa, qui avait très probablement forcé sur le whisky cet après-midi encore, s'emporta et lui dit qu'il n'était qu'un incompétent qui n'avait pas idée de la peur qu'une gamine livrée à elle-même pouvait ressentir. Snow, restée en retrait, s'efforçait de dissimuler sa gêne face à cette gigantesque comédie.
En sortant du commissariat, Red proposa de raccompagner Snow tandis que sa grand-mère prenait la direction du café, avec l'intention très claire ne noyer les émotions de la soirée dans quelques verres d'alcool. Les deux jeunes filles traversèrent les rues dans l'obscurité, levant les yeux sur les nombreuses illuminations que l'on pouvait y croiser.
- C'est la seule chose que j'aime à Noël, murmura Red, cette idée de toujours trouver une lumière dans l'obscurité.
Elle s'arrêta quelques secondes et fronça les sourcils.
- Enfin, bien sûr, dans une ville aussi perdue que la nôtre, on finit toujours pas avoir des coupures de courant qui durent quelques jours. Mais bon, c'est une autre histoire...
Snow prêtait attention à ce qu'elle disait, mais elle n'avait pas le cœur de parler. Le coup de feu résonnait dans sa tête, l'image de cette neige teintée de rouge lui revenait en mémoire. Le plus dur, c'était de penser que c'était elle qui, tout ce temps, avait eu l'arme en main.
Elles arrivèrent devant la maison de Snow. Alors que la jeune fille allait ouvrir la porte, Red se planta sur le perron et se mordit les lèvres.
- Je suppose que je ne devrais pas te souhaiter un joyeux Noël, dit-elle. Alors, je ne sais pas trop quoi te dire. Tu sais où me trouver si tu as besoin de moi.
Red s'apprêtait à partir quand Snow la retint :
- Tu ne veux pas entrer ?
L'autre la dévisagea.
- Tu seras seule quand tu rentreras chez toi, déclara Snow, et moi aussi je suis seule. Je crois qu'on a de plus en plus de points communs, d'ailleurs... Pourquoi tu ne resterais pas un peu ?
Red ne se fit pas prier davantage. Elle emboîta le pas à Snow et rentra dans la maison. Il faisait froid, à l'intérieur, presque autant qu'à l'extérieur. Et pour cause, le poêle était éteint. Snow chercha de quoi alimenter le feu mais la réserve de bois était vide. La jeune fille déglutit.
- Queen était vraiment allée couper du bois...
Les bras croisés sur sa poitrine et les jambes grelottantes, Red s'assit sur le canapé. La chaudière fonctionnait mal et, faute de pouvoir faire un feu, Snow alla à l'étage chercher des couvertures. Elle en tendit une à Red. Toutes deux s'enroulèrent dans les épaisses étoffes, et se recroquevillèrent sur le sofa. Les minutes s'écoulèrent sans que les deux jeunes filles n'échangent un mot. Le silence fut rompu par un grondement. Red porta la main à son ventre. Un léger rire s'installa sur les lèvres de Snow.
- Tu as faim, semble-t-il !
- Un peu, marmonna Red. J'ai passé la journée à te courir après et je n'ai rien eu le temps d'avaler.
Le sourire de Snow laissa place à un air dubitatif.
- Pourquoi est-ce que tu me courrais après ? s'intrigua-t-elle.
Red se dégagea de sa couverture et se leva du canapé.
- Je t'observe depuis ton arrivée. J'ai pressenti qu'il y avait quelque chose de spécial avec toi. Je voulais empêcher qu'une mauvaise chose n'arrive. Désolée d'être arrivée trop tard.
Tout en s'expliquant, la jeune fille s'était dirigée dans la cuisine. Elle alluma la lumière et, du bout des doigts, arracha l'une des tuiles de la maison de pain d'épice, qu'elle porta à sa bouche. En la voyant faire, Snow bondit du canapé et se jeta sur le plan de travail.
- Non ! Ne mange pas pas ça !
Red se stoppa net, le morceau de biscuit immobilisé au bord de ses lèvres. Son expression déconcertée mêlait le rire et la peur.
- Qu'est-ce qui ne va pas avec ça ? demanda-t-elle à Snow.
- Crois-moi, si tu le manges tu vas...
- Mourir ? ironisa la jeune fille.
Sans laisser le temps à Snow de lui répondre, elle engloutit le biscuit et, immédiatement, en décrocha un autre du toit de la maison et le croqua également. Snow, restée debout dans le salon, la regarda dévorer ainsi la moitié des tuiles, sans oser faire un geste. Red ne semblait pas souffrir de quelque mal que ce fût.
- Tu ne veux rien ? s'assura Red. Tu dois avoir faim, toi aussi. Et puis, franchement, c'est délicieux !
Snow hésita un instant. Puis, elle contourna résolument le plan de travail et décrocha de la sculpture une grosse pomme d'amour. La main tremblante, elle l'approcha lentement de son visage et mordit dedans à pleines dents. Elle mâcha, avala, reprit une bouchée et continua jusqu'à avoir ingéré entièrement le fruit. Elle attendit que quelque chose se produisît, que son cœur s'arrêtât subitement de battre, que la mort s'abattît sur elle aussi violemment que sur sa belle-mère. Elle lâcha le bâton sur lequel avait été piqué la pomme et des torrents de larmes se déversèrent sur ses joues. Red se précipita auprès d'elle et serra ses mains entre les siennes.
- Qu'est-ce qui se passe ? s'inquiéta-t-elle.
Snow ravala un sanglot et articula avec difficulté :
- Ce n'était pas... empoisonné.
Red fronça les sourcils.
- Bien sûr que ça ne l'était pas. Pourquoi est-ce que ça l'aurait été ?
Snow sentit ses jambes se dérober sous le poids de son corps, alourdi par le chagrin. Elle ne comprenait plus rien. Red la soutint pour l'empêcher de tomber et la guida doucement vers le sofa, où elle la fit s'asseoir et lui demanda de lui expliquer avec exactitude ce qui s'était passé. Dans un premier temps, Snow ne parvint pas à répondre. Ses paroles étaient hachées, sans cesse interrompues par des pleurs de plus en plus puissants. Comprenant qu'elle ne pourrait rien tirer d'elle dans l'immédiat, Red la fit s'allonger, la tête sur ses genoux, et la serra contre elle jusqu'à ce qu'elle fût calmée. Enfin, Snow accepta de lui livrer le récit des évènements.

Red la dévisagea. Une drôle d'expression flottait dans ses yeux. Une expression grave, à mi-chemin entre la pitié et la colère.
- Snow, déclara-t-elle, Queen n'a jamais voulu te tuer. Grand-mère la connait depuis longtemps. Quand elle est revenue en ville, Queen est passée à la boutique, pour la saluer. Elle lui a parlé de toi. Elle a dit...
Red s'interrompit un instant et baissa les yeux pour fuir le regard de son interlocutrice. Prenant une profonde inspiration, elle trouva le courage suffisant à la regarder droit dans les yeux.
- Elle a dit que, même si ça n'avait jamais été aussi difficile pour elle, elle n'avait jamais été aussi heureuse que depuis que tu vivais avec elle. Elle a dit que, sans le savoir, tu lui avais donné sa seconde chance, et que pour rien au monde elle ne la laisserait passer. Queen tenait à toi, Snow. Jamais elle n'aurait voulu te faire le moindre mal !
Ce fût au tour de Snow de détourner le regard. L'horreur avait empli ses grands yeux noisettes. Elle ne voulait pas croire en cette réalité. Elle ne voulait pas voir toute l'atrocité de ses actes. Elle essaya encore de se mettre en quête d'une autre explication :
- Pourquoi Alice aurait-elle menti ? questionna-t-elle.
- Elle n'a pas menti, la reprit Red. Elle a affirmé ce qu'elle pensait savoir pour vrai. Elle croyait dur comme fer en ce qu'elle disait et pourtant elle était dans l'erreur. C'est toi qui, en la croyant, lui a donné raison.
Snow la fusilla du regard et se recula sur le sofa, comme pour essayer d'éloigner d'elle une vérité qu'il était trop douloureux d'admettre.
- Elle m'a prouvé qu'elle disait vrai, persista Snow. Le cœur dans le coffret, comment aurait-elle était au courant, sinon ?
- C'est ce que je disais, reprit Red, Alice n'a pas menti. Peut-être que ses rêves lui ont réellement montré cela. Il y avait en effet un cœur dans cette boîte, mais est-ce que cela prouve que Queen a assassiné ces pauvres gamins ?
- Qu'est-ce que ça ficherait ici, sinon ?
- Tu sais, quand on a soupçonné Queen d'être à l'origine de la disparition d'Hansy et Garrett, il y a eu une enquête. S'il y avait eu le cœur d'un de ces gosses chez elle, la police aurait mis la main dessus et l'aurait envoyée croupir en prison. Personnellement, je n'ai jamais voulu croire que Queen était coupable, et j'ai suivi l'affaire de près quand s'est arrivé. Les enquêteurs sont venus chez elle et lui ont fait ouvrir la boîte. Ils ont vu le cœur. Mais ce n'était pas celui d'un être humain. Ce cœur provient d'une biche. Le père de Queen était chasseur. Ceci est un trophée qui lui appartenait. Le pistolet dans l'entrée était également à lui. Ce ne sont que des souvenirs de famille.
Snow vacilla en avant, complètement abattue. Elle prit sa tête entre ses mains et se mit à hurler, tâchant d'étouffer ses plaintes désespérées dans sa couverture. Red tendit une main dans sa direction et la posa sur son épaule.
- Snow, murmura-t-elle.
La jeune fille ne pouvait plus s'arrêter de pleurer, de crier. Elle avait tué la seule personne qui, à ses yeux, représentait encore une famille. Elle avait douté de Queen, et en se faisant elle l'avait trahie. Elle avait voulu se donner bonne conscience, prétendre l'avoir mise à mort pour protéger sa propre vie. Mais à présent, elle réalisait l'ampleur de ce malentendu. Elle n'avait plus aucun moyen de justifier ses actes. La tristesse n'était plus qu'un sentiment secondaire, masqué par tous ses regrets et sa haine envers elle-même. Elle était une fille indigne. Elle était une criminelle. Elle était une personne monstrueuse.
- Je suis un monstre !
Red passa ses bas dans son dos et l'enlaça aussi fort qu'elle le pouvait.
- Snow, insista-t-elle, je ne pense toujours pas que tu sois responsable.
La jeune fille releva la tête, ravala une vague de pleurs et interrogea Red du regard.
- Quelque chose ne tourne pas rond, dans cette ville, poursuivit Red. Je ne suis pas certaine de pouvoir t'en dire plus pour le moment. Ce qui est certain, c'est que tous les drames qui se produisent chaque année aux mêmes périodes ne sont pas le fruit du hasard. Et je ne crois pas en l'existence d'une malédiction. Je crois que tu as été victime d'une chose qui nous dépasse complètement. Et, moi aussi, j'en ai été victime avant toi.
- Quel genre de chose ? sanglota Snow.
- C'est précisément ce que je veux comprendre.
Red attrapa la couverture qui avait glissé et la ramena sur les épaules de l'autre jeune fille.
- Quand j'ai appris que Queen n'était pas revenue seule, raconta-t-elle, je me suis plu à voir en toi le signe que les choses allaient changer. Cela fait sept ans maintenant que cette prétendue malédiction s'abat sur nous. Il n'est pas question qu'un seul autre incident de ce genre vienne empoisonné le quotidien de cette ville. J'ai besoin de ton aide, Snow. Nous devons comprendre ce qui se passe réellement et y mettre un terme. Nous devons nous venger.
Snow se redressa péniblement. Ses yeux avaient cessé de pleurer. Elle dévisageait Red avec insistance
- J'ignore si le destin existe, déclara cette dernière, j'ignore s'il est écrit ou non, s'il a des lois ou pas. Il n'y a qu'une chose dont je sois certaine, c'est que je n'ai pas envie de laisser mon histoire se terminer ainsi. Es-tu avec moi, Snow ?
La jeune fille hocha la tête avec lenteur et détermination et empoigna la main que sa camarade lui tendait. Vu ce à quoi avaient abouti ses doutes sur Queen, elle était dorénavant prête à faire confiance à Red. Elle ne voyait pas d'autre option et, par dessus tout, elle voulait comprendre ce qui l'avait entraînée dans cette sordide aventure. Elle ignorait les motivations exactes de Red. Se venger du destin qui leur était affligé paraissait cependant une noble cause.

Ce soir-là, à la veille du Noël le plus sombre et le plus froid de toute sa désastreuse existence, Snow ferma les paupières, blottie contre sa nouvelle alliée. Aussi mystérieuse et même inquiétante qu'avait pu lui sembler Red jusqu'alors, à ce moment, sa présence était rassurante. Machinalement, tandis qu'elle sombrait dans le sommeil, Snow s'agrippa au bras de la jeune fille, comme on s'accroche au peu de chose qui nous restent. Elle savait que, le lendemain, elle ne trouverait pas la chaleur d'un foyer dans lequel une famille déballerait gaiement ses cadeaux aux pieds du sapin. En revanche, elle était certaine que, lorsqu'elle ouvrirait les yeux le matin venu, elle ne serait pas seule. Plus jamais, dans ce combat, elle ne serait seule, temps qu'elle persisterait à s'accrocher à une personne de confiance.

Print by Glenn Arthur

Cette nouvelle de Noël s'achève assez brutalement. Aveuglée par ses craintes, Snow a commis l'irréparable ? Que va-t-il advenir maintenant ? Le corps de Queen sera-t-il découvert ? Red est-elle une alliée de confiance ? ... Découvrez la suite d'En Fin de Conte... dans le second volet, prévu pour la Saint-Valentin !
En attendant, je vous souhaite à tous de joyeuses fêtes et une très bonne année.